Massimo Bottura n’est pas seulement un chef étoilé, il est aussi le fondateur, avec sa femme Lara Gilmore, de Food for Soul (« La nourriture de l’âme »), une association à but non lucratif qui a pour vocation de réduire le gaspillage alimentaire grâce à l’inclusion sociale et de réduire l’empreinte carbone à l’échelle de la planète.
Les observations, interprétations et conclusions exposées ici sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue de la Banque européenne d’investissement.
Je suis chef cuisinier ; Italien, je suis né et j’ai grandi à Modène. Ce sont les saveurs et les parfums de mon terroir qui définissent ma personnalité : du vinaigre balsamique coule dans mes veines et le Parmigiano Reggiano fait partie de mon ADN. Lorsque j’étais enfant, mes frères avaient l’habitude de me poursuivre partout dans la maison. Je me réfugiais sous la table de la cuisine où ma mère et ma grand-mère étalaient la pâte qu’elles allaient replier pour confectionner des tortellini. Quand de la farine tombait autour de moi, je chipais une poignée de tortellini encore crus, je les mettais en bouche et je les mâchais longuement, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de goût. Pour moi, c’est de là que naît l’appétit. On peut penser qu’il s’agit d’une anecdote très particulière, très personnelle et très intime, comme si ces tortellini crus étaient ma madeleine de Proust à moi. Oui, il s’agit d’une anecdote personnelle, mais en réalité, elle est évocatrice pour bien plus de monde qu’on ne pourrait l’imaginer. Vous pourriez l’entendre raconter bien des fois, exactement de la même façon, par des Italiens de tout âge. Chaque pays a une relation particulière avec la nourriture, et en Italie, c’est une histoire de famille où les mères et les grands-mères préparent le repas du dimanche. La scène décrite est pratiquement la même partout : les femmes de la famille se réunissent dans la cuisine pour préparer le repas, mais aussi échanger les derniers ragots, tandis que les enfants jouent autour de la table, chipent tantôt un bout croustillant de lasagne, tantôt un tortellino cru ... Beaucoup de plats ont la saveur nostalgique de l’enfance.
En grandissant, j’ai compris la force et la valeur de ces souvenirs. J’ai appris à les regarder avec un certain détachement, à revisiter les recettes traditionnelles et à me les approprier en utilisant mes idées et mon savoir-faire. À l’Osteria Francescana, nous considérons la cuisine comme un laboratoire ou un observatoire dans lequel nous pouvons examiner et analyser les traditions culinaires avec un certain recul. Nous réécrivons nos souvenirs culinaires et nous recherchons de nouvelles manières de les rendre accessibles même à ceux dont les saveurs d’enfance sont peut-être différentes. Ce recul nous permet de garder nos traditions vivantes et de faire en sorte qu’elles ne deviennent pas des clichés ou des réalités figées à mettre dans un musée. Notre travail implique de très bien connaître et comprendre notre passé pour pouvoir le regarder avec un oeil critique. Tout l’art consiste à trouver la façon la plus appropriée de donner vie à nos traditions pour qu’elles aient une chance de survivre. Il s’agit de saisir le meilleur du passé pour le projeter dans l’avenir.
Tirer le meilleur parti de ce que vous avez à disposition et ne jamais rien jeter, voilà l’un des enseignements les plus importants de la cuisine italienne. Jamais un morceau de pain ou un os ne finissent à la poubelle. D’une certaine façon, la sauce tomate (ragù) n’est rien de plus qu’une sauce préparée à partir de restes de viande ou de poisson ou de légumes. Dans son guide de la cuisine italienne classique, La Science en cuisine et l’art de bien manger, Pellegrino Artusi a rassemblé des recettes provenant de toutes les régions d’Italie, du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Nous avons l’habitude de dire que si Garibaldi a unifié l’Italie en faisant la guerre, Artusi l’a fait en cuisinant. L’omniprésence de certains ingrédients est impressionnante. Il suffit de penser au pain rassis. Il existe des centaines de recettes de soupe, de variétés de pâtes et de condiments, de préparations de viande ou de poisson, ainsi que de gâteaux et flans, tous à réaliser avec de simples restes de pain. De plus, la viande utilisée pour préparer un bouillon peut être réutilisée comme ingrédient de base dans une infinité d’autres recettes, par exemple pour confectionner de la farce, notamment pour des pâtes, ou des boulettes de viande. Les parties non utilisées des légumes, les croûtes de fromage et, bien sûr, les os, tous ces ingrédients deviennent une source de saveur particulière pour des tas de recettes encore plus nombreuses, préparées depuis la nuit des temps par nos mères et grands-mères. La « cuisine du pauvre » italienne va plus loin que le principe qui consiste à tout utiliser et ne rien gaspiller, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’accommoder toutes les parties du cochon ou de la carotte, mais de sublimer chaque ingrédient à toutes les phases de son existence.
À Naples, de la pizza est servie dans le restaurant solidaire du projet social tables made in cloister
L’un de mes meilleurs souvenirs d’enfance est la soupe au lait (zuppa di latte) que ma mère préparait pour moi le matin et le soir. Tous les matins, au petit déjeuner, mes frères et moi nous battions pour avoir les plus gros morceaux de pain sec de la veille. Nous voulions tous tremper notre pain dans le lait chaud agrémenté d’un peu de café et de sucre. Nous avions baptisé ce singulier frichti zuppa di latte. Encore une fois, cette tradition n’est pas propre à ma famille ; beaucoup d’Italiens de ma génération ont mangé dans leur enfance une soupe au lait comme celle-là. Je préférais émietter le pain directement dans mon bol et j’avais pour rituel de demander à ma mère de m’aider. Et puis, je m’amusais à mettre du sucre, beaucoup de sucre, jusqu’à ce que ma mère crie : « Massimooooo - tu mets trop de sucre ! Regarde ! Ta cuiller tient toute seule dans ton bol ! » Elle adorait raconter cette histoire à ceux qui n’étaient pas de la famille, sans manquer d’ajouter : « Et vous avez vu, maintenant c’est un chef célèbre ! »
Dans la cuisine de l’Osteria Francescana, nous nous sommes attachés à transformer ce souvenir en quelque chose de tangible, un plat que l’on puisse déguster et, surtout, en une expérience émotionnelle, en déclinant de différentes façons chapelure toastée, lait et sucre. La préparation est passée par de nombreux stades de mixage, filtrage et fouettage jusqu’à devenir un ensemble de couches de crème à la chapelure sucrée, pain croustillant caramélisé et glace salée au pain. Elle était même meilleure que dans mon souvenir : ces saveurs grillées, caramélisées et salées avaient quelque chose de rassurant, et qui évoquait même l’enfance, mais visuellement, les différentes nuances de beige n’étaient pas appétissantes. Qui plus est, cette préparation ne véhiculait pas de message clair. Qui, à part moi, aurait eu envie d’un bol de pain au lait sucré ? Ce qui manquait à cette recette, c’était une valeur. En feuilletant un magazine d’art à la maison, je suis tombé sur une corbeille à papier en plaqué or, création de l’artiste suisse Sylvie Fleury, qui a retenu mon attention. Cette artiste recouvre d’or ou d’argent des objets d’usage courant. Et c’est ainsi que soudain, l’ordinaire devient extraordinaire. Le message qui se cachait derrière était de rendre visible l’invisible. C’était cela qu’il fallait faire ! De retour dans notre cuisine, nous avons moulé du sucre fondu pour former une coque dorée translucide qui ressemblait à une boulette de papier froissé sortie d’une corbeille à papier. Ce dôme était si fragile qu’il se brisait quand on le touchait. Ainsi, quand vous mordiez dans ce mirage doré, vous retrouviez la soupe informe de votre enfance. Nous avons mis ce plat à la carte et l’avons baptisé Il pane è oro, « Le pain est d’or ».
À Londres, des bénévoles servent les convives, au reffetorio felix
Une banane trop mûre, un fruit blet, un morceau de pain rassis recèlent un énorme potentiel sur le plan du parfum, de la saveur et de la texture.
C’est à partir de ce moment que la soupe au lait est devenue plus qu’un souvenir d’enfance. Avec ce dessert, nous voulions envoyer un message fort sur la valeur de la nourriture. Cette recette était devenue l’hymne par lequel nous chantions les louanges des qualités méconnues des recettes remises au goût du jour et de tous ces ingrédients mal aimés, sous-estimés et jetés aux oubliettes qui avaient auparavant toujours joué un rôle central dans la cuisine italienne.
On dit souvent qu’une personne possède une « beauté intérieure ». Une banane trop mûre, un fruit blet, un morceau de pain rassis recèlent un énorme potentiel sur le plan du parfum, de la saveur et de la texture. Il appartient à celui qui les cuisine – et à tous ceux qui les préparent chez eux – de trouver la beauté intérieure de chaque produit et de le sublimer à chaque phase de son existence. Sorti tout droit du four, un pain est prêt à être servi et mangé tel quel tout de suite, encore chaud et parfumé, tant qu’il est encore croustillant. Le lendemain, vous pouvez le trancher et le toaster pour en faire de la bruschetta. Si vous attendez encore un jour, il sera prêt à être passé au robot et assaisonné avec des tomates pour faire de la panzanella ou de la pappa al pomodoro. Au bout de quatre jours, il peut être transformé en chapelure pour faire des passatelli ou entrer dans la préparation de délicieux gratins. De cette manière, les restes retrouvent une place dans la chaîne alimentaire tout en acquérant de la valeur ajoutée.
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, près d’un milliard de personnes sont sous-alimentées, tandis qu’un tiers de la nourriture produite à l’échelle mondiale est jetée chaque année. Rendezvous compte ! Parmi tous ces aliments gaspillés, il y a environ quatre mille milliards de pommes. Combien de tartes aux pommes sont-elles gaspillées ? La première fois que j’ai été confronté à ces statistiques, c’était en 2014, lorsque l’Italie se préparait à accueillir l’Exposition universelle de 2015 à Milan. Le thème choisi était « Nourrir la planète, énergie pour la vie ». Des chefs, comme moi, avaient été invités à cuisiner, faire des démonstrations, créer des restaurants éphémères et participer à des galas. J’avais beaucoup de mal à comprendre dans quelle mesure tous ces événements apportaient quelque chose à cette problématique tellement vaste et tellement importante ; et ces chiffres n’arrêtaient pas de me trotter dans la tête. Si nous n’agissions pas tout de suite, la situation n’allait faire qu’empirer. Et puis j’ai trouvé l’endroit où je pouvais apporter ma réponse à cette problématique ; mon idée était d’installer un pavillon dans un théâtre abandonné de la banlieue milanaise, au beau milieu d’un enchevêtrement de rails de chemin de fer, là où la ville grignote du terrain pour s’agrandir. Ce que j’avais à l’esprit, c’était un pavillon d’exposition installé en dehors du site de l’Expo et où l’on pourrait montrer ce qui est d’habitude invisible, ce qu’on ignore et qui est marginalisé. À cette époque, je n’aurais jamais imaginé que ce projet serait un canal qui allait nous permettre de lancer un message d’espoir et un appel à l’action, ni qu’il se développerait jusqu’à devenir le mouvement que nous connaissons aujourd’hui. Grâce à l’aide et à la participation d’un grand nombre de personnes et d’organisations diverses, nous avons pu rénover le théâtre et, surtout, le transformer en restaurant solidaire riche sur le plan artistique, rempli de lumière, de beauté et de vie, que nous avons appelé Refettorio Ambrosiano.
À voir l’expression qui se peignait sur le visage de certains, je pouvais deviner que le fait de ne pas pouvoir travailler des produits de toute première fraîcheur était une gageure ; toutefois, chacun d’entre eux a relevé le défi avec curiosité et aussi une certaine fierté.
C’est ainsi que quelques-uns des chefs les plus créatifs et les plus charismatiques du monde se sont retrouvés face à des croûtes de fromages, des courgettes qui avaient connu des jours meilleurs, des pommes abîmées, des bananes devenues brunes et du pain rassis. Avant le début des travaux de construction, j’ai battu le rappel auprès du plus grand nombre de chefs, amis et collègues que j’ai pu. J’ai demandé à chacun d’entre eux s’il pourrait passer quelques jours à Milan entre mai et octobre, pour cuisiner des repas sains et savoureux pour nos « clients » du soir. « Mais s’il vous plaît », leur avais-je dit, « n’amenez pas vos recettes avec vous, ça ne servirait à rien. Votre créativité, votre savoir-faire, et surtout, un esprit ouvert, vous suffiront. » Ce n’est que quand ils ont vu arriver le camionrestaurant qu’ils ont compris pourquoi je leur avais fait cette recommandation. En réalité, ce que nous avons fait au Refettorio Ambrosiano, ce fut de collecter les excédents alimentaires des pavillons de l’Expo et des supermarchés des environs pour les transformer en repas savoureux et sains destinés à nos « clients » qui étaient des personnes vivant dans la rue, des immigrants, des hommes et des femmes sans-abris, qui n’avaient pas de quoi se nourrir régulièrement. Tous les matins, des caisses remplies de fruits, légumes, viandes diverses, produits laitiers et pain invendus étaient livrées. Et tous les jours, un chef différent avait pour tâche de préparer un menu à trois plats à partir des ingrédients mis à sa disposition. À voir l’expression qui se peignait sur le visage de certains, je pouvais deviner que le fait de ne pas pouvoir travailler des produits de toute première fraîcheur était une gageure ; toutefois, chacun d’entre eux a relevé le défi avec curiosité et aussi une certaine fierté.
Nous avions également accès à beaucoup d’ingrédients dont le calibre, la forme ou l’apparence étaient parfaits, mais qui étaient quand même destinés à être jetés. Il était vraiment choquant de voir la quantité et la qualité des produits qui avaient été officiellement déclarés comme « déchets » ou « excédents ». Bon, nous avons tout simplement arrêté de discuter pour retrousser nos manches. Nous avons appris que le fait d’être confronté à des limites nourrit la créativité, ce qui se traduit par des miracles en cuisine. Ce qui m’a surpris ces derniers mois, ce n’est pas tant la générosité de ces chefs célèbres, mais c’est de constater que les recettes créées à partir de la nourriture mise au rebut et récupérée sont tout simplement fabuleuses. Les ingrédients les plus précieux sont le temps et l’énergie. Toutes les recettes créées dans le cadre du projet Refettorio Ambrosiano ont en elles le pouvoir de déclencher une révolution. Un pesto préparé à partir de popcorn ou de chapelure parce qu’on n’a pas de pignons de pin dans son armoire à provisions est peut-être encore meilleur que celui confectionné en suivant la recette originale. Les soupes les plus incroyables ont été cuisinées en utilisant jusqu’au dernier ingrédient resté dans le réfrigérateur. On peut transformer un cageot de légumes des plus misérables et un mélange de viandes hachées en une lasagne extraordinaire. La nécessité nous a poussés jusqu’au génie et nous avons ramené la dignité à table en changeant la dynamique de la salle et en servant des plats inattendus aux plus démunis. Je voulais que nos convives se sentent accueillis. Je me souviens des premières soirées au Refettorio : les convives se parlaient à peine. Au bout de quelques semaines, les convives, les bénévoles et les chefs échangeaient des plaisanteries. Le repas était devenu une célébration. Mais surtout, nous avions donné la parole à la nourriture et nous avions nourri une communauté. Nous avions trouvé la confirmation que ce que nous avions seulement imaginé était vrai : un repas peut réunir, restaurer et redonner vie. Et tout au long de ce projet, il nous était rappelé que cuisiner était un acte d’amour.
En cherchant des solutions pour lutter contre le gaspillage alimentaire, nous avions trouvé un moyen d’exercer un impact social plus fort.
Pour être totalement franc, nous n’avions aucune idée de ce que nous faisions. À l’Osteria Francescana, nous passons autant de temps à chercher les meilleurs ingrédients qu’à les préparer. Le restaurant compte 12 tables, ce qui signifie que nous ne pouvons pas accueillir plus de 30 personnes par service. Avec plus de 100 convives par soirée au Refettorio Ambrosiano, tout ce que nous pouvions mettre en pratique de ce que nous avions appris au fil du temps à l’Osteria Francescana touchait à la valeur de la nourriture, au pouvoir de la beauté et à l’importance de l’hospitalité. Et par miracle, ou grâce à un dévouement extrême qui frisait l’obsession, ça a marché ! En cherchant des solutions pour lutter contre le gaspillage alimentaire, nous avions trouvé un moyen d’exercer un impact social plus fort. C’est pourquoi ma femme Lara et moi avons décidé de créer Food for Soul, une association à but non lucratif ayant pour vocation de soutenir les communautés et de leur donner les moyens de lutter contre le gaspillage alimentaire et l’isolement social. Depuis nos modestes débuts à l’Exposition universelle de 2015, nous avons lancé des projets communautaires à Rio de Janeiro, Londres, Paris, Bologne et Modène, et nous avons l’intention d’en démarrer encore beaucoup d’autres. À l’heure actuelle, nous prévoyons d’étendre notre champ d’action aux États-Unis et au Mexique, et à d’autres villes d’Italie et d’Europe. Mais nous ne voulons pas nous contenter d’ouvrir d’autres Refettori, nous rêvons de changer les mentalités et nous travaillons dur dans ce but.
Nous devons ralentir un peu pour songer à ce qui touche à notre nourriture, afin de mieux savoir ce que nous avons dans notre réfrigérateur et notre armoire à provisions, ainsi que dans nos assiettes, car, d’une part, cela fait partie de notre territoire, de notre terre, et d’autre part, tout cela va passer dans notre organisme.
Food for soul
Food for Soul n’est pas un projet caritatif, c’est un projet culturel. Il vise à rendre visible l’invisible, à être plus attentif aux choses que l’on jette ou abandonne, à porter un autre regard sur elles, à faire prendre conscience à tous de la véritable valeur de la nourriture. Tout le monde peut éviter le gaspillage alimentaire. Ce n’est pas compliqué. Par exemple, si vous envisagez de préparer le repas, avant d’acheter quoi que ce soit, pensez à ouvrir votre réfrigérateur et à regarder ce dont vous disposez. Peut-être qu’il vous reste un peu de basilic, un morceau de parmesan, une gousse d’ail dans un coin. Peut-être qu’il vous reste du pain de la veille, que vous pouvez toaster et transformer en chapelure et si vous avez de la bonne huile d’olive, vous pouvez les combiner et préparer un merveilleux pesto pour vos pâtes. Vous pouvez toujours faire quelque chose à partir de rien. Vous pouvez aussi engager la lutte contre le gaspillage alimentaire de mille autres façons, ailleurs que dans votre cuisine, votre armoire à provisions et votre réfrigérateur, par votre manière de consommer. Trouvez une manière créative d’utiliser ce que vous avez, plutôt que d’aller acheter de nouveaux produits alimentaires. Et quand vous achetez, essayez de choisir des produits locaux et de saison. De nos jours, de plus en plus de monde s’intéresse à la nourriture. C’est une bonne chose, car cela veut dire qu’il existe un espace pour un dialogue plus profond et l’espoir d’améliorer notre système alimentaire – tant notre régime quotidien que nos pratiques agricoles au sens large.
Si le rythme de vie frénétique qui est le nôtre ne nous laisse peut-être pas beaucoup de temps pour penser à notre alimentation de façon plus consciente, nous devons ralentir un peu pour songer à ce qui touche à notre nourriture, afin de mieux savoir ce que nous avons dans notre réfrigérateur et notre armoire à provisions, ainsi que dans nos assiettes, car, d’une part, cela fait partie de notre territoire, de notre terre, et d’autre part, tout cela va passer dans notre organisme.
Dans la cuisine, ce qui importe, ce n’est pas seulement la qualité des ingrédients, mais aussi la qualité des idées. À l’heure actuelle, la terre compte plus de six milliards de personnes à nourrir. Ce chiffre va continuer d’augmenter au cours des vingt-cinq prochaines années, sans parler de ce qui se passera ces cinquante, cent ou deux cents prochaines années. Chaque jour, les gens font des choix qui déterminent ce qu’ils vont acheter et manger, et comment ils vont nourrir leur organisme. Nos choix et nos comportements alimentaires ont une influence énorme sur notre planète, notre environnement et le paysage qui nous entoure. De ce point de vue, l’une des mesures les plus utiles que nous pouvons prendre consiste à introduire un enseignement adapté sur l’alimentation à l’école, mais aussi à la maison et dans nos restaurants. Les chefs peuvent montrer l’exemple en faisant comprendre à quel point il est important d’utiliser toutes les parties d’un ingrédient, à l’instar de ce que propose la cuisine « anti-gaspi », tant pour la viande et le poisson que pour les fruits et légumes dont on peut accommoder les tiges, les queues, les feuilles, et les chutes. Les chefs peuvent montrer que la qualité n’est pas uniquement liée au prix ou à l’apparence extérieure des ingrédients, mais à la façon dont ces derniers sont préparés en cuisine. La qualité des idées prime souvent sur la qualité des ingrédients.
Nous, dans le domaine de la gastronomie, nous avons la capacité mais aussi une magnifique occasion de créer un effet d’entraînement en prenant nos responsabilités – aussi en dehors de notre cuisine. Nous pouvons jouer un rôle de leader et exercer une influence à l’échelle locale, au sein d’administrations et sur des plateformes internationales. Il est important de partager, d’enseigner et de ne pas hésiter à diffuser largement nos idées car elles constituent la force motrice capable de faire évoluer notre manière de cuisiner, nos communautés et notre avenir. Si les restaurants qui exercent le plus d’influence dans notre secteur deviennent les fers de lance de bonnes pratiques, ces mêmes bonnes pratiques seront adoptées par beaucoup d’autres restaurants, par nos convives et un nombre accru de personnes. Si nous commençons tous à aller dans la même direction, nous serons en mesure de déclencher une révolution culturelle. En véhiculant un message qui orientera les choix d’autres restaurateurs et cuisiniers, ainsi que des personnes qui nous prêtent attention, nous allons pouvoir rendre notre système alimentaire plus durable. Les animaux seront élevés en plus petit nombre et dans de meilleures conditions. Les légumes seront moins gaspillés. Et de plus en plus d’abeilles butineront dans nos jardins.
Le monde de la gastronomie d’aujourd’hui peut contribuer à la durabilité alimentaire, mais aussi créer des conditions de vie plus durables pour l’être humain. Pour exercer le métier de chef, il faut travailler dur et être vraiment passionné pour être capable d’effectuer tous les gestes nécessaires et de réfléchir à ce que vous devez faire, à partir du moment où vous êtes levé et jusqu’à ce que vous vous couchiez le soir. C’est un travail éprouvant pour le corps et l’esprit. À l’Osteria Francescana, nous savons que ce métier nous offre l’occasion d’apprendre à nous respecter les uns les autres. Nous avons constaté que ce respect mutuel est un facteur de cohésion bien plus fort que les systèmes hiérarchiques habituels. Si l’on passe de nombreuses heures ensemble dans un espace clos, à devoir se plier à un rythme de travail exigeant, les murs peuvent ressembler à ceux d’une prison ou bien être ceux d’une maison protectrice dont les habitants forment en quelque sorte une famille. Et comme dans une famille, l’essentiel est de partager les mêmes valeurs et le même sens des responsabilités. C’est là que nous mène la conscience : elle nous rend responsables les uns des autres. Et dans ce restaurant que nous appelons notre maison, nous pouvons aussi découvrir une façon de nous exprimer en posant des gestes à valeur sociale. Quand vous comprenez que vous avez eu beaucoup de chance dans la vie, c’est aussi le moment de donner quelque chose en retour. La durabilité sur le plan humain est aussi importante que la durabilité environnementale ou alimentaire car elle est essentielle pour comprendre combien il importe de respecter tout ce qui nous entoure.
Tout et tout le monde autour de nous. Commençons par nous soucier de ceux qui sont proches de nous ; après cela, nous occuper de notre communauté et de notre planète semblera un jeu d’enfant.
J’aime citer l’un de mes artistes favoris, Joseph Beuys : « La révolution, c’est nous ! »
À l’intérieur du restaurant solidaire ghirlandina, à Modène
La connaissance mène à la conscience. Et une fois que nous avons effectué une prise de conscience, il n’y a plus qu’un petit pas à franchir pour devenir socialement responsables.
Nous, chefs cuisiniers, artisans, agriculteurs, sommeliers, restaurateurs, sommes tous les acteurs de cette grande révolution alimentaire. Nous avons la responsabilité de faire en sorte que la nourriture soit disponible, locale, génératrice d’émotion et d’inspiration. L’alimentation doit s’adapter à l’évolution dans le domaine de la technologie et des arts, à l’instar de ce qui se passe dans le monde naturel. Je voudrais lancer un appel à tous : étudiants, hommes politiques, ingénieurs, mères et pères, grands-parents. Pour faire de notre monde un monde meilleur, il faut un peu de temps et d’efforts. Avec un peu de créativité, on peut aller très loin. Mais la culture reste le point de départ. Car la culture élargit la connaissance. La connaissance mène à la conscience. Et une fois que nous avons effectué une prise de conscience, il n’y a plus qu’un petit pas à franchir pour devenir socialement responsables.
Nous pouvons tous être la voix du changement.
Parce que la nourriture est un puissant vecteur de changement.
C’est en 1995 que Massimo Bottura (1962) a ouvert l’Osteria Francescana à Modène. Esprit novateur et restaurateur depuis plus de vingt ans, Massimo Bottura s’est forgé une solide réputation, et il est maintenant considéré comme l’une des personnalités les plus créatives du monde de la gastronomie. Son restaurant triplement étoilé au Michelin, connu dans le monde entier, l’Osteria Francescana, s’est vu attribuer la première place sur la liste des 50 meilleurs restaurants du monde en 2016, classement renouvelé en 2018. Massimo Bottura a débuté sa carrière en 1986, en achetant la Trattoria del Campazzo, un restaurant situé dans la banlieue de Modène. En travaillant aux côtés de la rezdora Lidia Cristoni et en appliquant les techniques acquises lors de son apprentissage chez le chef français Georges Coigny, il posait les bases de son style, qui allie cuisine italienne régionale et gastronomie française classique. En 1994, Massimo Bottura vend la Trattoria del Campazzo pour s’installer à Monte Carlo et travailler avec Alain Ducasse au Louis XV. Cette expérience se révèle déterminante pour lui et l’amènera un an après à ouvrir son propre restaurant, l’Osteria Francescana, dans sa ville natale, Modène. Quelques années plus tard, à l’été 2000, il aborde un nouveau tournant de sa vie en collaborant avec Ferran Adrià au restaurant El Bulli. La cuisine de Massimo Bottura est un mélange subtil entre tradition et innovation. Ses créations explorent les racines profondes de la cuisine italienne tout en se nourrissant d’histoire, d’art et de philosophie. En 2002, Massimo Bottura reçoit sa première étoile au Michelin, suivie d’une deuxième en 2006. Parmi de nombreuses récompenses, il se voit attribuer en 2011 le prestigieux Grand prix de l’art de la cuisine par l’Académie internationale de la gastronomie, ainsi qu’une troisième étoile au Michelin, confirmation que l’ambition de toute une vie s’était réalisée. Ces cinq dernières années, l’Osteria Francescana a occupé le haut du classement des guides gastronomiques de la cuisine italienne. Massimo Bottura est également connu pour son engagement dans la lutte contre le gaspillage alimentaire et l’isolement social, ainsi que ses appels à la responsabilité sociale dans le monde de la gastronomie. Durant l’Exposition universelle de 2015, il lance un projet hors site appelé Refettorio Ambrosiano, une cantine communautaire où, en collaboration avec des chefs venus du monde entier, il prépare, à partir d’excédents alimentaires provenant de l’exposition, des repas sains destinés à des personnes démunies. Encouragé par le succès de ce projet, Massimo Bottura fonde alors avec sa femme, Lara Gilmore, une association à but non lucratif baptisée Food for Soul. Depuis, l’association Food for Soul a lancé cinq autres projets : le Refettorio Gastromotiva à Rio de Janeiro, le Refettorio Felix à Londres, les Social Tables à Modène et Bologne, et dernièrement, le Refettorio Paris. Le 6 février 2017, l’Université de Bologne a décerné à Massimo Bottura le titre prestigieux de docteur honoris causa. Le doyen de l’université, Francesco Ubertini, a déclaré à cette occasion : « L’oeuvre de Massimo Bottura tient à la fois de l’entrepreneuriat, de l’éducation et de la maîtrise technique ; elle est un exemple de promotion de la culture italienne et du label made in Italy qui mérite d’être salué. C’était la première fois, dans l’histoire de l’université, qu’un chef recevait le titre de docteur honoris causa. Le 12 avril 2018, l’Académie des beaux-arts de Carrare a également décerné un diplôme d’art honoris causa à Massimo Bottura. Cette figure dynamique de la gastronomie, animée d’une curiosité insatiable, vit à Modène, sa ville d’origine qu’il affectionne, située en Italie dans la région d’Émilie Romagne, avec sa femme, Lara Gilmore, et leurs deux enfants, Alexa et Charlie.
Si nous ne pouvons pas cesser de produire de l’acier, une entreprise autrichienne lutte contre les émissions de carbone en investissant massivement dans la recherche dans les énergies vertes et les technologies de pointe