Les années 90 ont vu la construction du pont de l’Öresund, une liaison de transport vitale au sein du réseau transeuropéen... et un moment zen dans le quotidien d’un motard suédois.
C’est dans la splendeur des innovations architecturales de Michel-Ange au Palazzo dei Conservatori sur le Capitole que les représentants de six pays européens ont signé le traité de Rome le 25 mars 1957. Aux dires d’un historien, ce traité, qui incluait les articles fondateurs de la Banque européenne d’investissement, n’était qu’une « déclaration de bonnes intentions pour l’avenir ». Pendant deux semaines, nous allons publier une série d’histoires pour célébrer le soixantième anniversaire du traité : une pour chaque décennie de l’existence de la BEI. Ces histoires racontent comment la BEI a contribué à traduire de bonnes intentions en réalités concrètes.
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Dans l’air parfumé d’embruns, le visage caressé par le vent frais, les yeux balayant la surface scintillante de la mer qui s’étire au loin, Ola Ghatnekar traverse le pont de l’Öresund sur sa Kawasaki ER-6n. Le puissant moteur à quatre temps le propulse sur l’étroit ruban qui relie sa Suède natale au Danemark. Comme tous les matins, il a quitté son domicile de Malmö pour se rendre à Kastrup, dans la banlieue de Copenhague, où il travaille comme économiste de la santé. Mais pour l’instant, son esprit est serein, encore bien loin du stress de la vie de bureau. « C’est vraiment fabuleux », pense-t-il. « Un petit moment de plénitude. » La saveur iodée de l’eau sublime ses émotions. Tout est si beau ici. C’est ce que disent tous ceux qui empruntent le pont de l’Öresund. Tout est si beau.
Mais cette beauté, Ola Ghatnekar la ressent presque physiquement. Là sur le pont, sur ce majestueux ouvrage d’art bardé d’acier de 82 000 tonnes, bâti entre 1995 et 1999. Il roule sur l’une des quatre voies qui coiffent le pont, tandis que sa femme Anna se trouve à bord d’un train qui circule sur le pont inférieur, en direction de Copenhague. Quand il arrive à son travail, à peine 24 minutes ont passé depuis qu’il a actionné le démarreur et serré la poignée d’embrayage de sa Kawasaki à Malmö. Il a franchi les trois sections haubanées du pont – la plus longue fait près de 500 mètres – avant de s’engouffrer dans le tunnel Drogden, pour parcourir la seconde partie de la traversée : un tube de 3 510 mètres constitué de 20 segments de béton armé pesant chacun 55 000 tonnes.
Il laisse sa moto sur le parking et rejoint son bureau. La moitié de ses collègues sont des Suédois qui ont effectué le même trajet, à moto, en voiture ou en train. Tous font ainsi la traversée pour venir occuper des postes qu’ils n’auraient peut-être pas pu accepter avant la construction du pont. Auparavant, la femme de M. Ghatnekar passait chaque jour des heures à bord d’un hydroptère, contrainte de jouer des coudes pour se frayer un chemin dans la cohue des passagers et ballottée ensuite par les vagues pendant quarante-cinq minutes. Rien de comparable avec le moment de paix que connaît aujourd’hui Ola Ghatnekar.
« Je ne l’aurais jamais fait. Sans le pont, je n’aurais jamais travaillé au Danemark », dit-il. À la fin de la journée, M. Ghatnekar reprend la route d’une ville transfigurée par ce pont, qui a offert aux Suédois des possibilités d’emploi à Copenhague et a permis aux Danois de trouver à se loger à moindre frais, eux que le prix de l’immobilier a chassés de leur capitale.
Un itinéraire aux multiples atouts
Le site du pont de l’Öresund n’a pas toujours été considéré comme l’endroit le plus indiqué pour traverser le détroit entre Sjaelland et Skåne. À moins de 50 kilomètres plus au nord, entre Elseneur au Danemark et Helsingborg en Suède, le détroit est encore moins large. Autrefois, des ferries mixtes faisaient l’aller-retour entre les deux villes – et c’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui. De nombreux Danois étaient opposés à l’idée d’y construire un pont, craignant une augmentation du trafic dans leur pays, qui deviendrait un simple point de transit pour les camions suédois en route vers le reste de l’Europe. L’implantation du pont à son emplacement définitif a permis aux Danois :
- d’orienter le trafic suédois vers l’aéroport de Copenhague, qui se trouve juste à la sortie du tunnel ;
- de stimuler le marché de l’emploi de la ville grâce à l’afflux de nouveaux travailleurs venant de Malmö ;
- de disposer d’un parc de logements alternatif de l’autre côté du détroit.
« Il ne s’agit pas simplement de transit », précise Maj Theander, qui a travaillé sur le dossier de financement du volet ferroviaire du pont de l’Öresund par la BEI, avant d’être chargée de la mobilité à la Banque. « C’est aussi une question d’intégration régionale.
C’est une grande réussite, qui montre comment le RTE-T est censé fonctionner », ajoute Mme Theander, qui a grandi près d’Elseneur.
Un projet phare du réseau RTE-T
Au début des années 90, les 12 États membres ont mis en place les réseaux transeuropéens (RTE) pour soutenir le développement des infrastructures dans l’UE. La composante RTE-T se rapporte aux transports, mais il existe d’autres programmes RTE, comme le RTE-E qui concerne les réseaux d’énergie. « L’un des objectifs européens est de disposer, au sein de l’UE, de corridors internationaux pour les échanges commerciaux, l’intégration et la mobilité », explique Mme Theander, qui est aujourd’hui à la tête du département Normes et gestion de la qualité. « Ces corridors permettent de surmonter les obstacles physiques. Le pont de l’Öresund est un projet phare du réseau RTE-T. »
Il est certain que le pont a transformé la vie des habitants de la région. La population alentour se compose d’un tiers de Suédois et de deux tiers de Danois. Chaque jour, 75 000 personnes empruntent le pont, 45 d’entre elles effectuant le trajet de 35 minutes en train. Plus de la moitié du fret entre la Suède et le Danemark passe par le pont. Selon une organisation régionale qui représente les municipalités et autres autorités de la zone de l’Öresund, le pont a engendré des recettes de 8,4 milliards d’EUR pour les économies de la Suède et du Danemark. C’est un bon rendement pour un projet de 4 milliards d’EUR, dont près de la moitié a été financée par la BEI.
« Le pont a changé beaucoup de choses pour Malmö, mais aussi pour Copenhague », dit Britt Andresen, analyste en chef à l’institut Öresund, une organisation régionale sans but lucratif financée par ses membres et établie à Malmö.
Un pont pour la main-d’œuvre
Au début des années 90, Malmö a perdu en quelques mois une série d’entreprises industrielles. Ces fermetures, ajoutées à celle du chantier naval intervenue peu de temps auparavant, ont engendré un chômage élevé. Avec la construction du pont, l’avenir de la ville a profondément changé. L’aéroport international de Copenhague n’était plus désormais qu’à quelques minutes de trajet et un certain nombre d’entreprises ont donc établi leur siège à Malmö. La fréquentation accrue de l’aéroport par les voyageurs suédois lui a permis d’attirer de nouvelles compagnies et de proposer d’autres destinations, ce qui n’a fait que renforcer l’attrait de Malmö. Quand les prix de l’immobilier ont grimpé en flèche à Copenhague entre 2004 et 2006, de nombreux Danois ont trouvé des logements plus abordables de l’autre côté du pont, dans la région de Malmö. En sens inverse, les entreprises de Copenhague pouvaient à présent recruter dans un vaste réservoir de main-d’œuvre en Suède. « Le pont a vraiment joué un rôle essentiel pour le marché du travail de Copenhague », dit Mme Andresen. « Il permet aux habitants de Malmö et aussi de Lund de traverser pour aller travailler à Copenhague. »
Mais bien sûr, comme tout le monde dans la région, Britt Andresen n’envisage pas le pont sous un angle purement économique. L’autre soir, alors qu’elle rentrait de Copenhague en compagnie d’une amie, son regard s’est posé sur la surface de l’eau, où se reflétait la lune. « Waouh ! quel moment merveilleux », a-t-elle pensé. « C’est quand même un très beau pont. »
Énergie : des liaisons vitales
Le pont de l’Öresund est un projet phare du réseau RTE-T, mais qu’en est-il des liaisons RTE-E qui transportent l’électricité et le gaz dans tout le continent ?
C’est dans un tunnel de 8,5 kilomètres de long creusé sous les Pyrénées que se dessine l’avenir de l’intégration des marchés énergétiques. Ce tunnel appartient à l’interconnexion de 63 kilomètres qui permet d’acheminer l’électricité entre Santa Llogaia (près de Figueres), en Espagne, et Baixas (près de Perpignan), en France. Achevée en 2015, cette collaboration entre RTE et REE, les deux gestionnaires des réseaux de transport d’électricité français et espagnol, a doublé la capacité d’échange d’électricité entre la péninsule ibérique et le reste de l’Europe, pour la porter à 2 800 MW. Le projet bénéficie aux deux parties, grâce à un échange des excédents de production d’électricité renouvelable (éolien et hydraulique) et à l’exploitation plus efficiente des centrales au gaz et nucléaires. La sécurité de l’approvisionnement s’en trouve améliorée. C’est la première fois qu’une liaison franchit une frontière européenne en utilisant des technologies innovantes de courant continu à haute tension, qui offrent des avantages considérables par rapport aux techniques classiques. Les câbles sont plus légers, leur installation est plus aisée et les convertisseurs rendent le fonctionnement de l’interconnexion plus flexible. La BEI a financé près de la moitié du coût total de 721 millions d’EUR.
Les infrastructures énergétiques exigent des investissements considérables, mais leur développement est vital pour l’UE, car il contribue à l’intégration des marchés énergétiques et à la réalisation des objectifs à atteindre en matière de climat et d’énergie. C’est aussi un préalable essentiel de la stratégie économique de l’UE, qui vise à permettre aux consommateurs de profiter des nouvelles technologies et d’une utilisation intelligente et efficiente de l’énergie. Les bénéfices de l’intégration totale des marchés d’ici 2030 ont été estimés, selon une étude menée pour le compte de la Commission européenne, à 30 milliards d’EUR par an pour les marchés du gaz et jusqu’à 40 milliards d’EUR par an pour les marchés de l’électricité. Depuis 2000, la BEI a consenti des prêts totalisant 19 milliards d’EUR à l’appui de projets d’intérêt commun pour l’UE contribuant à l’intégration des marchés énergétiques, dont 7,4 milliards d’EUR consacrés à l’amélioration des capacités transfrontalières de transport d’électricité et 11,6 milliards d’EUR dévolus au transport du gaz. Dans ce secteur crucial, le rôle principal de la Banque consiste à soutenir la construction d’infrastructures. La BEI investit dans des projets qui soutiennent la croissance, la sécurité énergétique ainsi que la durabilité de la production et de la consommation d’énergie sur les marchés européens. « Tous ces efforts sont destinés à garantir à chacun l’accès à des systèmes énergétiques abordables, propres, résilients et durables », explique Nicola Pochettino, chef de la division Réseaux électriques à la BEI.
Si l’UE s’emploie à harmoniser les différentes réglementations nationales en matière d’énergie, le travail de la BEI procure aux pays les moyens de les mettre en application. On aura beau donner aux consommateurs et aux entreprises le droit de faire quelque chose, si on ne construit pas les conduites et les câbles qui leur permettent effectivement de le faire, ils n’en tireront évidemment aucun avantage. Il s’agit d’un aspect essentiel pour les régions d’Europe les moins intégrées. Après la construction de la liaison Santa Llogaia-Baixas, la capacité commerciale d’échange entre l’Espagne et la France a doublé, même s’il reste nécessaire de mettre en place d’autres interconnexions pour atteindre les objectifs de l’UE.
Des interconnexions qui font baisser les prix
L’impact de ces projets est considérable en Europe méridionale. Dans les États baltes, l’incidence est plus significative encore. En effet, ces pays appartiennent sont toujours reliés aux anciens réseaux d’électricité de la Fédération de Russie et dépendent fortement des importations de gaz en provenance de Russie. Au vu de la situation politique actuelle, cela constitue un risque pour leur sécurité énergétique. La BEI finance plusieurs projets visant à intégrer totalement les États baltes dans le marché intérieur de l’UE. À Klaipėda, la BEI a financé un terminal d’importation de gaz naturel liquéfié ainsi que le gazoduc qui relie le terminal au réseau de gaz lituanien. Le terminal et le gazoduc réduisent la dépendance de la Lituanie aux importations de gaz en provenance de Russie, dans ce cas parce que l’approvisionnement peut se faire par la mer. D’autres investissements dans les réseaux gaziers, dont un financement alloué par la BEI pour la construction d’un gazoduc de 110 kilomètres entre Klaipėda et Kursenai, en Lituanie, contribuent à garantir que la Lettonie et l’Estonie pourront aussi bénéficier d’une alternative au gaz russe. La concurrence résultant de la mise en place de cette nouvelle source d’approvisionnement a fortement contribué à la réduction de 20 % des prix du gaz russe en Lituanie.