Ce que les banquiers aux idées carrées et les entreprises de l’économie circulaire devraient apprendre les uns des autres
par Liesbet Goovaerts et Arnold Verbeek
Faisons un effort d’imagination : votre table basse vous lasse, vous la glissez dans le coffre de votre voiture pour aller chez l’imprimeur 3D du centre commercial du coin, qui s’empresse de la placer dans une trémie en vue de la broyer et d’en obtenir de la matière première. Vous sélectionnez ensuite le modèle de votre future table sur le terminal de l’imprimeur et vous appuyez sur « Imprimer ». Une fois vos courses terminées, il ne vous reste plus qu’à récupérer votre toute nouvelle table. Elle vous attend déjà.
Pour la plupart d’entre nous, ce scénario est digne de la science-fiction. En réalité, il relève de l’économie circulaire à laquelle nous sommes déjà en train de travailler : un modèle dans lequel les ressources matérielles sont (ré)utilisées plus efficacement et où, in fine, il n’y a plus de déchets. L’économie circulaire s’oppose à l’économie linéaire, qui suppose que nous prenions des ressources et en faisions des objets, pour ensuite les jeter une fois utilisés.
Cette évolution nécessite un nouvel état d’esprit et une série d’innovations, allant de nouvelles manières de concevoir et de fabriquer les produits – l'imprimante 3D en est un exemple –, jusqu’au suivi de tous les produits et matériaux qui sont en cours d’utilisation. Or, pour concevoir et mettre en place ces innovations, des financements sont nécessaires. Ces financements proviennent en général de bénéfices non distribués, mais les petites entreprises en croissance rapide (qui dominent l’économie circulaire) dépendent habituellement de financements externes.
Il est donc primordial que les entreprises de l’économie circulaire comprennent comment les bailleurs de fonds prennent leurs décisions et comment les modèles commerciaux de l’économie circulaire réussissent dans le cadre traditionnel – majoritairement linéaire – dans lequel les bailleurs analysent les risques et les retours sur investissement.
De même, il convient d’examiner de quelle manière les bailleurs de fonds doivent adapter leurs cadres aux réalités de l’économie circulaire.
Voici cinq éléments qui doivent changer.
1. L’économie circulaire est effectivement risquée, mais qu’en est-il de l’économie linéaire ?
Les entreprises qui suivent le modèle linéaire subissent la pression de phénomènes mondiaux tels que la raréfaction des ressources et les fluctuations des prix qui en découlent, l’incertitude environnementale, le durcissement de la réglementation, une réorientation des comportements des consommateurs vers des solutions plus durables, ainsi que les bouleversements occasionnés par les entreprises de l’économie circulaire.
Par conséquent, les investissements dans ces entreprises sont exposés à bon nombre de risques linéaires (Circle Economy 2017). L’incertitude liée au prix des matières premières n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Plus le prix des produits de base augmentera, plus la demande d’innovations qui rendront l’utilisation des ressources plus efficiente s’accroîtra. Actuellement, les outils d’évaluation des risques utilisés par les banques ne tiennent compte de ces risques linéaires qu’à la marge. Afin de créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises circulaires et les entreprises linéaires établies de longue date, il conviendrait de mieux prendre en considération ces risques linéaires.
2. De la valorisation des actifs à la valorisation des contrats
Afin de rendre opérant le modèle commercial de l’économie circulaire, les entreprises devraient rester propriétaires de leurs produits ou matériaux de sorte à pouvoir les récupérer pour le cycle de production suivant. Ce modèle a déjà fait ses preuves pour les biens durables comme les avions ou les grosses machines agricoles. Dans le cadre de l’économie circulaire, ce modèle de location ou de crédit-bail s’appliquera désormais à de nouvelles catégories d’actifs, comme les produits de consommation de faible valeur. Au lieu de vendre des machines à laver, on pourrait par exemple commercialiser des cycles de lavage. La machine continuerait à figurer au bilan de l’entreprise.
En ayant plus d’actifs à son bilan, l’entreprise devrait pouvoir offrir plus de sécurité au bailleur (et obtenir des prêts moins onéreux). Toutefois, le bailleur de fonds aurait donc à se tenir informé de la valeur réelle de l’actif – qui serait entre les mains du client de l’entreprise – et à s’assurer de la fidélité du client à l’égard du service ou du produit. Pour ce faire, il faudra mettre en place à la fois des « politiques d’utilisation raisonnable » et des mesures incitatives pour les clients – de manière à garantir que l’actif conserve sa valeur et que les clients restent fidèles. À cet égard, les banques peuvent aider les entreprises à établir des contrats solides et à définir des conditions qui satisfassent toutes les parties : les clients, l’entreprise et les banques.
3. L’affacturage à l’appui des flux de trésorerie
Comme nous l’avons expliqué plus haut, dans l’économie circulaire, il est moins probable que l’utilisateur final soit l’acquéreur final ou le propriétaire ultime, ce qui engendre des flux de trésorerie totalement différents : au lieu d’obtenir l’intégralité du prix au moment de la vente, le fabricant recevra désormais de plus petits paiements mensuels et aura besoin d’importantes réserves de liquidité pour constituer un stock de matériaux ou de produits et faire face au fait qu’il n’encaisse pas l’intégralité de la somme au moment de la vente. C’est cette raison même qui explique que les banques se montrent parfois réticentes à octroyer des prêts : des flux de trésorerie insuffisants ou décalés dans le temps.
L’affacturage pourrait aider à réduire l’incidence sur les flux de trésorerie d’un service fourni par abonnement. Cela signifie que le bailleur achète toutes les futures recettes de l’entreprise avec une légère décote et lui fournit l’argent immédiatement. L’affacturage inversé (financement de la chaîne d’approvisionnement) permettrait de régler immédiatement les créances du prestataire de services auprès de ses fournisseurs. La banque recevrait ainsi ses paiements en blocs plus compatibles avec des flux de trésorerie provenant de clients.
4. Mettre en place de chaînes de valeur collaboratives
Il se peut que le fabricant d’un produit recyclable ne soit pas le mieux placé pour le récupérer après utilisation, le désassembler et (ou) réutiliser ses composants. Afin de tirer pleinement parti de cette possibilité, le fabricant pourrait élargir les frontières de sa chaîne de valeur en nouant une relation commerciale collaborative avec des tiers.
Si une entreprise adhère à un modèle collaboratif, la qualité de crédit de l’emprunteur sera fortement corrélée à la solidité et à la fiabilité de la chaîne de valeur. De manière générale, la collaboration avec des partenaires dotés de structures financières solides atténue les risques et influence les flux de trésorerie, puisqu’ils garantissent la reprise ou la valeur résiduelle des produits en fin de vie. Cependant, plus les acteurs intervenant dans la chaîne de valeur sont nombreux, plus il est difficile de faire coïncider les intérêts et les incitations. La sélection et l’évaluation de chacun des acteurs et les mécanismes de coordination entre eux deviennent des processus essentiels à la réussite et à la longévité de l’ensemble du réseau de valeur.
Les banques pourraient jouer un rôle important dans la mise en place et l’évaluation de ce réseau : les banques étant des partenaires de confiance, les entreprises partageront leurs données financières, leurs coûts et leurs bénéfices plus volontiers avec elles qu’avec tous les partenaires impliqués. Ces informations sont primordiales pour définir la proposition de valeur et garantir que tous les partenaires puissent recevoir une part à la hauteur de leur contribution.
5. Trouver une banque qui comprenne l’économie circulaire
Nous avons peur de ce que nous ne connaissons pas. Or, pour un banquier, l’inconnu représente un risque. Le risque signifie des primes plus élevées qui grèveront l’activité et qui devront, in fine, être répercutées sur le consommateur. La compétitivité des entreprises circulaires naissantes peut donc s’en trouver réduite.
Les banques doivent dès lors impérativement approfondir leur compréhension des possibilités et des enjeux de l’économie circulaire. Afin de proposer des structures de financement adaptées, les banques et les autres institutions financières devront mieux comprendre ces nouveautés en matière de marchés (secondaires), de structures de chaîne de valeur et d’actifs sous-jacents. De même, les entreprises circulaires devront éduquer les bailleurs de fonds et se diriger vers ceux qui disposent déjà de connaissances spécialisées – les dogmes de l’économie linéaire sont souvent trop profondément enracinés.
Ces efforts valent toutefois la peine. McKinsey&Company et la fondation Ellen MacArthur ont calculé que l’économie circulaire, stimulée par l’innovation technologique, avait le potentiel d’accroître la productivité des ressources de 3 % (McKinsey 2013, fondation Ellen MacArthur 2012). L’UE-27 pourrait en tirer un gain de croissance économique de 1 à 4 % sur une période de dix ans (ING 2015). En ces temps de faible croissance, ces résultats ne seraient pas anecdotiques.
Texte adapté du chapitre « Des services bancaires durables – la finance dans le cadre de l’économie circulaire », la contribution des auteurs à l’ouvrage « Investing in Resource Efficiency: The Economics and Political Economy of Resource Efficiency Investments » publié par le University College London.
Liesbet Goovaerts est ingénieure au sein de la division Matériaux avancés de la BEI. Arnold Verbeek est conseiller principal au sein de la division Conseils financiers en innovation de la BEI