L’UE doit opérer une transformation technologique pour doper l’économie, grâce à des financements innovants, une meilleure réglementation et un marché unique renforcé.
L’an dernier, les perspectives économiques à long terme en Europe ont de nouveau suscité des inquiétudes. Certes, l’investissement a clairement repris en Europe grâce à un meilleur accès aux financements et à une politique monétaire qui a maintenu les taux d’intérêt à un faible niveau, et cependant, la dernière enquête de la BEI sur l’investissement montre que de nombreuses entreprises sont inquiètes pour l’avenir, en raison des obstacles en matière de réglementation, du climat politique et de la pénurie de compétences pour aborder la transformation numérique.
Le tout dernier rapport sur l’investissement de la BEI, intitulé « Réoutiller l’économie européenne », livre une analyse approfondie des tendances en matière d'investissement en Europe. Ce rapport expose plusieurs motifs essentiels d’inquiétude face à l’avenir, dévoile certaines faiblesses de l’économie européenne, explique ce qu'il en coûtera de rester inactif et indique les mesures de « réoutillage » qui s’imposent.
Défis structurels
Comme l’a expliqué Debora Revoltella dans un billet sur le blog VoxEU, il y a des choses qui fonctionnent bien dans l’économie. Dans l’UE, le niveau des investissements par rapport au produit intérieur brut est maintenant proche de sa moyenne à long terme. Ce volet de la reprise a concerné les investissements en machines et équipements ainsi que les investissements dans les logements et d’autres types de bâtiments. Les conditions monétaires et financières ont appuyé cette reprise. Pour les entreprises, le coût d’emprunt reste bas ; selon l’Enquête BEI sur l’investissement (EIBIS), la part des entreprises qui considèrent l’accès aux financements comme un obstacle majeur à l'investissement est faible – 17 % – et en diminution.
Néanmoins, les facteurs défavorables s’intensifient, faisant craindre à certains un ralentissement de la croissance. Dans le cadre de l’enquête BEI sur l’investissement, 12 500 entreprises de toute l’Europe ont été interrogées sur les facteurs qui pourraient influer sur leurs activités d’investissement. Le nombre d’entreprises estimant que le climat économique global soutient l’investissement a baissé depuis 2017, tandis que la part de celles qui perçoivent le climat politique et réglementaire comme une entrave à l’investissement a nettement augmenté. Il faut y voir un signe d’alerte précoce, le Brexit, la montée des tensions sociales, les clivages politiques et l’augmentation des risques économiques contribuant à l’incertitude grandissante.
L’enquête de la BEI fait état de plusieurs moyens de soutenir l’économie européenne :
- encourager un climat des affaires dynamique innovant en améliorant les conditions réglementaires ;
- renforcer le marché unique, notamment s’agissant des services, et créer les conditions d'un véritable marché numérique européen ;
- renforcer les investissements dans les infrastructures et l'innovation et adopter de nouvelles technologies ;
- coopérer entre États pour améliorer les compétences, la compétitivité et l’inclusion sociale et développer les mesures coordonnées au niveau de l’UE.
L’UE peut-elle opérer une transformation technologique à la même cadence que le reste du monde ?
À une époque où surviennent les technologies de rupture, le redressement de l’Europe est relativement atone, tout au moins par rapport aux États-Unis. Depuis qu’a éclaté la crise économique autour de 2008, l’écart au niveau des investissements en machines et équipements s’est creusé entre l’UE et les États-Unis. Même si cet écart est en partie lié à l’essor du gaz de schiste aux États-Unis, il pose la question de savoir si l’UE est en mesure de tenir la cadence des transformations technologiques et d’adopter massivement de nouvelles technologies.
L’écart au niveau des investissements corporels est encore plus préoccupant si on l’analyse en association avec le déficit bien connu d’investissements dans les actifs incorporels. Les entreprises européennes n’investissent toujours pas suffisamment dans différentes formes d’actifs incorporels, comme par exemple dans la recherche-développement. Outre la R-D, les investissements dans les logiciels, les compétences et la transformation des organisations deviennent indispensables dans le nouveau monde numérique, tant dans le secteur manufacturier que tertiaire.
L’UE n’est pas assez dynamique sur le plan de l’innovation. Selon l’enquête sur l’investissement, l’UE – comparée aux USA – compte davantage d’entreprises qui n’innovent pas ou qui se contentent d’adopter les innovations des autres. L’Europe accuse un retard particulier pour ce qui est des innovateurs de premier plan, notamment parmi les jeunes entreprises. Cela signifie que l’on se trouve en présence d’un système plus statique, où les jeunes entreprises sont moins nombreuses à pouvoir supplanter leurs concurrentes établies de plus longue date.
Dans le groupe des premières entreprises mondiales en fonction des dépenses de R-D, une forte augmentation a été enregistrée en Chine et l’on constate un manque de dynamisme en Europe, avec moins de nouveaux entrants dans cette catégorie depuis 2011. En outre, les entreprises européennes sont nettement moins présentes dans les secteurs des hautes technologies.
Le manque de financements représente l’un des principaux freins à l’innovation et à la transformation technologique en Europe. Le secteur financier européen repose principalement sur les banques, mais ces dernières ne sont pas bien placées pour financer l’innovation et les investissements dans les actifs incorporels. Alors que le coût de la dette est inférieur d’environ 400 points de base à son niveau d’avant la crise économique mondiale, le coût des fonds propres n’a pas baissé dans les mêmes proportions. La prime de risque sur fonds propres reste élevée et l’écart entre coût des fonds propres et coût de la dette demeure supérieur à celui d’avant la crise. Le capital-investissement, le capital-risque et les participations cotées sont autant de types de financement à la traîne par rapport aux États-Unis et aux économies asiatiques avancées sur plusieurs fronts, ce qui rend les entreprises européennes plus dépendantes de l’emprunt bancaire et affaiblit leur résistance aux chocs financiers.
Des innovateurs confrontés à des contraintes financières
Si l’on compare à l’aide des données de l’enquête sur l’investissement les entreprises innovantes à celles qui n’innovent pas, l’on constate que les premières affichent de meilleures performances et une meilleure santé financière, mais qu’elles sont nettement plus susceptibles d’être confrontées à des contraintes financières. Elles sont particulièrement insatisfaites des exigences en matière de sûretés pour les prêts bancaires, comme on peut s'y attendre de la part de ces entreprises qui investissent dans des actifs incorporels tels que la propriété intellectuelle.
Les compétences représentent une autre contrainte : 77 % des entreprises européennes considèrent que la disponibilité limitée de personnel qualifié constitue une entrave à l’investissement. Ce déficit de compétences reflète une inadaptation structurelle à l’évolution des technologies et des compétences, aggravée par des tensions sur le marché du travail dans de nombreux pays de l’UE et par les flux migratoires en Europe centrale et orientale. Ce sont les entreprises les plus innovantes qui peinent le plus à trouver du personnel qualifié. Si 71 % des entreprises européennes investissent dans la formation, seulement 21 % estiment que ces investissements suffisent. Cette situation reflète peut-être partiellement la difficulté qu’ont les entreprises à reconnaître les avantages de la formation et des mesures publiques dans ce domaine pourraient s’avérer nécessaires.
Disposer d’infrastructures de qualité est aussi important pour la croissance économique, mais les investissements dans les infrastructures restent à la traîne dans l’UE. Représentant 1,7 % du PIB, ces investissements sont inférieurs d’environ 25 % à leur niveau d’avant la crise financière. Ce chiffre ne semble pas s’expliquer par le fait que les investissements d’infrastructure sont déjà suffisants dans l’UE. Une grande municipalité européenne sur trois déclare que les investissements dans les infrastructures ont été inférieurs aux besoins. Cette baisse reflète plutôt la décision prise par le secteur public de réorienter les financements vers d'autres domaines que les infrastructures en temps de crise. Les capacités à concevoir des projets d'infrastructure sont aussi en régression. Les capacités de planification et de conception de projets sont faibles. Les secteurs privé et public doivent être plus clairement incités à coopérer et la planification et la préparation des projets doivent être davantage soutenues.
Le cadre institutionnel sera un élément déterminant pour remédier à ces faiblesses. Pour 43 % des municipalités, les capacités techniques pour planifier et élaborer un projet représentent un obstacle majeur. Les difficultés rencontrées pour structurer les partenariats public-privé signifient que les acteurs du secteur privé ne bénéficient pas d’incitations claires. Les entreprises sont trois fois plus susceptibles d’innover et neuf fois plus susceptibles de déposer un brevet dans les régions dotées d’un cadre institutionnel favorable. De plus, elles considèrent les réglementations visant les entreprises et le marché du travail comme des entraves à l’investissement.
Ne rien faire coûte cher
L’enquête de la BEI sur l’investissement dans le numérique et les compétences, qui couvre 1 700 entreprises dans l’UE et aux États-Unis, constitue la première comparaison directe, entre les deux zones, de l'état de la transition numérique. Selon cette enquête, les entreprises qui adoptent les technologies numériques ont tendance à être plus productives et innovantes et à investir davantage. Elles estiment aussi que l’adoption de technologies numériques soutient les ventes : plus de 50 % des entreprises manufacturières et plus de 60 % des entreprises du secteur tertiaire affirment que leurs ventes auraient été inférieures si elles n’avaient pas adopté les technologies numériques.
Élément plus inquiétant, il semble que la numérisation crée un environnement économique où le gagnant « rafle tout ». D’une part, le passage au numérique est associée à des prix plus élevés, ce qui suggère un manque de concurrence. D’autre part, les entreprises numériques les plus productives se distinguent en ce qu'elles estiment que la numérisation aboutira à une diminution de la concurrence à laquelle elles sont confrontées. Cela signifie que l’adoption tardive des technologies numériques pourrait exercer des effets durables sur la compétitivité.
À une époque où les technologies de rupture gagnent en importance, l’inaction a un coût. Jusqu’à présent, dans le secteur manufacturier, les entreprises européennes ont adopté le numérique au même rythme que leurs homologues basées aux États-Unis, mais dans le secteur tertiaire, elles accusent un retard. De surcroît, lorsque l’on se penche sur les technologies numériques les plus avancées (internet des objets, mégadonnées, développement de logiciels), l’écart entre l’Europe et les États-Unis se creuse encore.
Une réponse à tous les niveaux
L’économie européenne ne dispose toujours pas des « outils » nécessaires pour relever les défis urgents de demain : rester compétitive au niveau mondial face au rythme rapide de l’innovation et de la transition numérique, assurer la durabilité et créer une société d’inclusion. Cette situation appelle une réponse à tous les niveaux, notamment à l’échelon européen. La coopération européenne est nécessaire pour affecter les fonds là où leur utilisation peut être la plus productive, sans tenir compte des préférences des investisseurs qui investissent principalement dans leur propre pays. Il s'agit de renforcer l’intégration financière grâce à l’Union des marchés des capitaux et à l’Union bancaire. Il s'agit également de s’appuyer pleinement sur les institutions et instruments européens, tels que la BEI et le budget de l'UE.
Le réoutillage de l’Europe doit être viable sur les plans social et environnemental, et tenir compte des incidences de l’automatisation sur l’emploi et la demande de compétences, des questions de cybersécurité et de gouvernance des données et, tout particulièrement, de la nécessité d’une nouvelle approche en matière d’investissements dans l’atténuation des changements climatiques.