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Álvaro Arbina Díaz de Tuesta

UNE IDÉE LUMINEUSE : SI OUARZAZATE M’ÉTAIT CONTÉ
Des textes originaux rédigés pour la Banque européenne d’investissement avec l’appui de la Facilité d’investissement pour le voisinage de l’Union européenne


- Allez, il est temps de vivre !

Entre Casablanca et Ouarzazate, UTC +/-0. Heure locale 1 h 15.

La nuit défile tout en bas, paisible, sur le tempo de la mélodie fredonnée par l’avion. Peut-être la nuit l’entend-elle aussi, malgré la distance, à trois mille mètres au-dessous du ventre de l’ATR 72 à turbopropulseurs qui dessert les vols régionaux de Royal Air Maroc, car son rythme, son déplacement, sont parfaits. Bien entendu, c’est un subterfuge de mon imagination qui, en écoutant à l’intérieur du fuselage et en regardant à travers le hublot, attribue à la musique et à la nuit une symbiose parfaite, une danse harmonieuse, bien que la nuit n’écoute pas la musique et que la musique ne retentisse pas pour elle. Cela m’arrive souvent, lorsque je me promène et que dans mes écouteurs résonnent les voix de Bruce Hornsby et de Tracy Chapman ou les musiques de film de Thomas Newman : les passants, les voitures, et même les arbres semblent alors s'enlacer et danser avec ce que j’écoute. C’est moi qui tends les mains, qui me transforme en lien, en pont, et déclenche ainsi la danse entre sourds et muets.

J’ignore pourquoi je situe la nuit là-bas en bas, comme si elle se cantonnait à la surface terrestre. La nuit se trouve ici aussi, à quelques centimètres de mon visage, elle enveloppe le fuselage, elle frôle le hublot à double vitrage. Ici la nuit n’existe pas car je ne la vois pas, mais tout en bas, oui, je la vois, elle quitte son invisibilité noire, révélée par le festin des lumières. Les vraies danseuses.

Plongé en moi-même, je contemple la façon dont elles se dispersent, dont elles cessent de former des galaxies, des troupeaux d’étoiles, pour se perdre, solitaires, dans le noir d’un univers, dans l’intérieur du Maroc, le massif de l’Atlas et les confins du Sahara. Des points éclatants, des points diffus, des vers qui se tortillent, des lignes rigides, longues, courtes. Les lumières forment des géométries disparates, comme si j’étais en train d’observer, à travers la lentille d’un microscope, une lamelle couverte de bactéries, un microcosme de cellules ou de maisonnettes, de vers ou de voitures, de lignes ou de routes. Les lumières d’en bas demeurent immobiles, en revanche celles du fond, celles qui s'accumulent à l’horizon, celles qui restent en arrière et qui, elles, sont de vrais festins, de vraies galaxies, portant des noms tels que Casablanca ou Rabat ou encore Marrakech, scintillent comme les étoiles, trop lointaines pour trouver, dans leur voyage jusqu’à mes yeux, un air pur, sans turbulences, sans changements de pression, qui leur évite de trembloter.

Ce sont là mes pensées, et je les note dans mon carnet Moleskine, car j’ai l’intuition que ce sera un long voyage de lumières et d’absence de lumières. Je promène mes yeux parmi les sièges et il me semble reconnaître Luigi en train de pianoter sur son mobile quelques rangées plus loin. Nous nous suivons sur Twitter. À ce moment-là, apparaît  juste en face de moi un livre jaunâtre, parsemé de notes et de post-it.  Pas tout le monde ne lit les livres de cette façon. Je me dis : peut-être celui-ci est-il aussi de la partie. C’est un jeu amusant que de fantasmer sur les personnes qui m’accompagneront dans mon voyage, les cinq autres écrivains européens. Je m’y suis mis à l’aéroport Mohammed V de Casablanca, en attendant au milieu des rangées de sièges métalliques, un œil plongé dans le Del Rif al Yebala de Lorenzo Silva et l’autre pointé vers les passagers qui s’asseyaient devant la porte numéro 15, à destination de Ouarzazate. Je scrute leurs gestes, j’observe leurs visages absorbés dans leurs lectures, sur les écrans lumineux de leurs tablettes ou de leurs portables. Je construis des fragments de leurs vies, je les imagine avec insolence, presque sans pitié, en attribuant à leur aspect des rôles qu’ils ne méritent peut-être pas. Parfois, je me transforme en explorateur de vies étrangères, je les défriche à la machette, à grands coups de regards et de mensonges de mon imagination.

Six écrivains. Une Britannique, une Allemande, un Hollandais, un Italien, un Danois et un Espagnol. Un casting parfait pour une blague. Nous volons en direction de Ouarzazate, la ville du désert, au-delà du Haut-Atlas, de l’autre côté du massif invisible, là où commencent le Sahara et le cœur de l’Afrique.

Noor. Lumière, en arabe. C’est le nom de l’un des plus grands projets d’énergie thermo-solaire en cours d’achèvement dans le monde. Situé dans la région de Drâa-Tafilalet, à dix kilomètres au sud de Ouarzazate, le site de Noor est un géant de 2 500 hectares qui, en 2018, aura la capacité de produire des pics de 580 MW, soit l’approvisionnement en énergie de plus de cinq cent mille foyers marocains. La BEI, la Banque européenne d’investissement, l’un des principaux investisseurs de ce projet, nous a invités à visiter le complexe. Ensuite, liberté absolue pour écrire sur ce que nous aurons vu. Elle n’attend pas de nous des reportages journalistiques, en tout cas pas pour moi qui suis architecte, écrivain officiel depuis l’année dernière, après la publication de mon premier roman, et écrivain officieux depuis on ne sait quand : le jour de ma naissance, le jour où mon père m’a lu mon premier conte, le jour où j’ai commencé à rêver de créer des histoires, le jour où je me suis senti aguerri par des mois de travail quotidien sur mon premier roman, ou encore celui où je l’ai achevé, pas forcément ce jour-là, mais ceux qui ont suivi, lorsque je me suis senti vide, sans aucune histoire qui complète la mienne, et que j’ai compris que j’avais pris l’habitude de vivre en écrivant.

Liberté absolue. J'en profite à fond, heureux comme un enfant dans une cour de récréation, alors que la mélodie s’arrête et que la voix du commandant nous informe de notre prochain atterrissage à Ouarzazate.

Neuf heures du matin. Nous sillonnons la ville, qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous avons vu la nuit dernière, en quittant l’aéroport pour nous rendre à l’hôtel. Inhospitalière dans le noir, vide sous des réverbères jaunâtres, invisible derrière les bâtiments qui bordent ses rues, prête à se laisser réinventer pendant la nuit, livrée à mes yeux collés contre la vitre de notre Land Rover, à cette imagination débridée grâce à laquelle je construis des vies. Pour le voyageur qui ne la connaît pas, à deux heures du matin, Ouarzazate est une surface éraflée, un nouveau visage, à peine un regard. Pour l’écrivain, une suggestion tentatrice : l’image d’une table, d’un crayon, et d’une page presque blanche, avec seulement le début d’une histoire.

Au petit matin, Ouarzazate est paisible. Elle se réveille lentement sous un ciel blanc mais sans nuages, sous un soleil en fusion, aveuglant, si grand qu’il recouvre tout comme une coupole de lumière. La température est agréable et elle évoque les jours parfaits de l'été. Parfaits en Europe, ordinaires et passant inaperçus ici. Du moins à cette époque de l’année, en mai, parce que deux mois plus tard, la perfection aura disparu et, à partir du milieu de la matinée, la température sera devenue insupportable.

Les maisons se dégradent à la périphérie. Elles se montrent dénudées, exposant à la vue briques et béton, avec des trous et des encadrements noircis, comme une ville au sortir de la guerre. Elles se massent dans des ruelles qui naissent à côté de la route et vont se resserrant dans la distance, dépeuplées, entre les ordures et le linge qui sèche. Je suppose qu'à l'instar de toutes les villes d’Europe, la fonction gaussienne appliquée à l'urbanisme s’impose ici aussi. Les prix de l’immobilier vont en décroissant plus on s’éloigne du centre. Quoiqu’il existe toujours des exceptions, surtout dans une ville coloniale qui s’est agrandie sous le protectorat français en tant que centre administratif et poste de douane. Très vite, nous quittons Ouarzazate. Dans la Land Rover de Mustapha résonne la musique des Tinariwen, un groupe touareg originaire du Mali dont le nom signifie « déserts » en tamazight, l’une des nombreuses langues dérivées de l’amazigh, le berbère. Le vent se glisse par les vitres et fait tout trembler à l’intérieur, en diffusant à gros jets des ondes de chaleur. Danse du tasbih, le chapelet accroché au rétroviseur. Vibrations du livre d’Auke, le Hollandais, assis à la place du copilote, qui tourne ses pages infestées de post-it. Discrètement, je remue la tête en rythme et je m’aperçois qu’à mes côtés, sur le siège arrière, Tina aussi se laisse emporter par les accords des Tinariwen. Elle me sourit, dans un élan de complicité. Le groupe malien semble bien connaître le désert, ou du moins le désert le matin, vu depuis une Land Rover, par une journée parfaite pour un Européen : café, glucose et cet enthousiasme initial qui circule dans vos veines à l’idée d’un voyage.

Dix kilomètres jusqu’à la centrale solaire de Noor. Le paysage est un interlude entre l’Atlas et le Sahara. Ni dunes, ni montagnes. Un rouge corrodé, plaqué sur des collines et des murailles rocheuses, avec de brefs tourbillons de sable qui s’élèvent sous la brise, encore timide, car ici la terre est compacte et caillouteuse. Il se prolonge vers l’immensité, désolé, seuls apparaissent parfois des lits de rivières desséchés, tintés de vert par des acacias et des vignes sauvages. Les pylônes électriques pointent vers le ciel, tels des géants, avec leurs treillis en acier et leurs dédales de câbles qui coupent l’horizon et se perdent tristement dans le désert, comme une caravane, comme une colonne de prisonniers. Le paysage est si rouge, si rocailleux, qu’il me fait penser à une planète Mars préhistorique, toujours en vie, en manque d’eau et de verdure, incapable d’évoluer parce que tout finit par s’y dessécher.

Mars. La planète rouge. On dit que la nôtre est bleue. Et c’est vrai. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à cette image satellite dans laquelle rivalisent  trois couleurs : le bleu, qui domine largement et dont les frontières se découpent avec netteté, et puis, se disputant réciproquement la deuxième et la troisième places, le vert et cette couleur crème, parfois d’un rouge aride, avec leurs limites diffuses, comme peintes à l'aérosol. Je pense à ces centaines d’études scientifiques, publiées par des experts qui consacrent leur vie à la recherche et qui, chacun à sa manière, les uns depuis l’Arctique, les autres en se fondant sur les records successifs des températures, ou bien sur les perturbations des migrations des oiseaux, ou encore sur l’élévation du niveau de la mer, nous alertent sur l’évidence d'un réchauffement climatique global. Et je pense à cette poignée d’illuminés au pouvoir exorbitant dont la parole rivalise non pas avec des centaines, mais avec des milliers d’études :

- Il neige et il gèle à New York. Nous avons besoin du réchauffement planétaire.

Je souris, au bord du rire, avec l’impression d’entendre le bruit de la bille d’acier à l’intérieur d’une bombe aérosol qu’on secoue. Je peux sentir l’odeur de la peinture. Je n’en vois pas la couleur, mais je la devine, désormais avec indifférence, du haut de mes vingt-six ans.

Nous débouchons sur la plaine et, très vite, les installations solaires nous accueillent. Noor Ouarzazate Solar Power Station. Écrit en anglais, en arabe et en amazigh, avec des lettres en acier Corten vissées sur une roche artificielle aux allures de monument. Les premières sont rédigées dans une police Arial, grande et toute simple. Les autres, dans la calligraphie propre à chacune des deux langues, identique à celle de leur naissance des siècles auparavant, impérissable malgré les guerres, les conquêtes et les effets de mode. Comme toute forme d’art accomplie, la calligraphie arabe a quelque chose d’intemporel, tout en étant composée de différents styles tels que le naskhi, le kufique du Coran, le persan, le divanî, les variantes maghrébine et andalouse. Peut-être pour cette raison, calligraphie signifie art de la ligne en arabe et belle écriture en persan. Son inventeur, si tant est que de telles choses s’inventent, inventer étant un concept associé à tort à un éclair de lumière et non à une évolution lente, possédait une sensibilité évidente pour l’esthétique. La calligraphie berbère, l’amazigh, est moins sensuelle, plus âpre, et tout aussi mystérieuse que l’arabe.

On nous arrête pour un contrôle rigoureux semblable à celui d'un poste de frontière, comme si nous allions pénétrer dans un autre pays. Deux petites tours recouverte de stuc violacé, en harmonie avec le paysage et les bâtiments en terre crue, deux entrées et deux grilles mécaniques, des caméras de surveillance et d'autres dispositifs de sécurité que je devine même si je ne les repère pas. Militaires marocains en uniforme vert olive, agents de sécurité, files de voitures, présentation obligatoire des pièces d'identité, de passeports et brefs interrogatoires. Malgré tout, il flotte un certain laxisme routinier. Même notre chauffeur, Moustapha, plaisante en berbère avec le garde qui nous aborde. Ils rient tous les deux, avec le relâchement de ceux qui se connaissent, de ceux qui se voient souvent et qui se libèrent ensemble de la monotonie de toujours se croiser en plein boulot.

Nous entrons. Notre groupe se compose de trois Land Rover qui avancent dans un ordre rigoureux, comme l’escorte personnelle d’un président. La route s’enfonce plus avant, rectiligne et sans fin, dans l’immense étendue de l’enceinte. Je le note sans hésiter : Noor est un désert entouré de barbelés. Je calcule. 2 500 hectares. Cinq kilomètres de côté. Ma ville, Vitoria-Gasteiz, avec ses deux cent cinquante mille habitants, pourrait y contenir.

Nous poursuivons pendant quelques minutes. À notre gauche, défile Noor 1, la première station. Je continue à penser à Mars. Désormais comme une planète futuriste, et non plus préhistorique, surgie d'une époque où, sur Terre, on se sera lancé dans la bataille des aérosols. Une planète Mars colonisée par l'homme, avec des structures étranges et fluorescentes, comme dans la dernière scène du film de Christopher Nolan, Interstellar. Cinq cent mille panneaux solaires en forme de demi-lune, tournés vers le soleil, répartis en 800 rangées. L’image m’étourdit. Ses dimensions, sa répétition systématique et parfaite sont telles que, sous la lumière et la brume du sirocco, elle semble se transformer en image virtuelle, en dessin en trois dimensions, comme dans un jeu vidéo.

À l’université, on nous a appris à synthétiser les choses sous une forme graphique. À les symboliser, comme les illustrateurs. Je ne peux pas m’en empêcher. Une demi-lune qui s’oriente vers une étoile. C’est le symbole de l’empire ottoman, dont l’hégémonie dans le monde musulman avait été telle qu’on l’associe parfois à l’Islam lui-même. C’est le symbole par excellence du Moyen-Orient, du désert, de la terre chauffée par le soleil. Et c'est là que nous sommes, à la recherche du soleil.

Encore plus loin, toujours à gauche, apparaissent Noor 2 et Noor 3, les deux autres stations encore en construction. Avant de les visiter, on nous fait bifurquer à droite, là où l’enceinte s’étend sur plusieurs kilomètres, occupée seulement par un bâtiment moderniste, le MASEN Center. Les bureaux de la Moroccan Agency for Solar Energy, gestionnaire principal de ce projet et du plan ambitieux qui vise à faire du Maroc le chef de file de ce secteur, s’agglutinent  autour d’un hall royal, avec un auditorium d’une architecture de tout premier ordre. Le tout couronné par une tour d’où l’on découvre l’immensité de l’enceinte. On nous prépare pour la visite, chaussures de sécurité en nubuck, casques blancs et gilets fluorescents sur lesquels se détachent les sigles de l’Agence.

Nous regagnons les voitures, où Moustapha nous attend avec les autres chauffeurs. Quelques minutes plus tard, nous atteignons la porte de Noor 1. Encore deux petites tours, deux grilles, des caméras, des agents et des militaires. À peine entrés, nous descendons de l’autre côté. Salma et Yousra, les responsables de MASEN, nous servent de guides, elles nous accompagnent depuis que nous avons atterri à Ouarzazate et constituent le véritable cerveau du groupe. Aussi jeunes que moi, efficientes, attentives, serviables, capables de s’adapter aux situations les plus diverses, avec cette aisance de qui possède l’expérience du monde, a beaucoup vu et beaucoup vécu. Cela me surprend, peut-être parce que nous avons le même âge, et je ne peux pas m’empêcher d’éprouver une certaine admiration, voire une saine jalousie, non seulement à cause du poids de leur mission ici, mais aussi de la précision, et en même temps de la souplesse, avec laquelle elles ont planifié le voyage. La moindre demande de l’un d’entre nous, comme celle de commencer la journée en quittant l’hôtel à neuf heures et non à huit heures, formulée hier, à peine atterris, à deux heures du matin, et la réponse fuse :

- Il est très tard. Demain, il nous faudra avoir les idées claires – avait dit Tina. Et nous avions tous acquiescé, reconnaissants pour sa sincérité.

Le visage de Salma s’était éclairé d’un sourire, « pas de problème », un simple réajustement d’horaires et quelques appels pour modifier le planning, le tout de manière simple et fluide pour les hôtes européens qui étions partis nous coucher.

Nous sommes reçus par Tarik Bourquoquo, le responsable de la planification et de la logistique de la station. Jeune lui aussi, parlant un anglais limpide et posé dont je lui sais grâce. Ce n’est pas son seul talent oratoire, puisque sa mission ici est de nous faire connaître les dessous de la station, les bases techniques qui requièrent un langage propre et qu’il adapte pour nous d’une manière simple et naturelle. Pour Tarik, le projet Noor est comme la paume d’une troisième main. Il le connaît à la perfection et il le présente avec facilité, aussi bien dans le confort de son propre discours que face à l’avalanche de nos questions, décochées comme des flèches, dans toutes les directions. On dégaine dictaphones et carnets de notes. Je suis sur les dents, étant de loin et le plus jeune et le moins expérimenté de l’expédition. Les journalistes et les écrivains voyageurs savent comment s’y prendre. L’innocent que je suis venait avec l’intention d’écouter, d’observer, de prendre des photos. Je réagis et, en urgence, je dégaine moi aussi mon téléphone portable Huawei. Je mets l'enregistreur en marche. J’ai bien l’impression de l’étrenner.

Nous nous approchons des glissières de sécurité de la chaussée qui traverse le site et le divise en deux en le reliant au centre de contrôle. Devant nous se déploie l’armée des capteurs paraboliques ou, pour être plus précis, des réflecteurs cylindro-paraboliques.

- Ils reçoivent les radiations solaires et les font converger vers les tubes, d’où leur forme parabolique – nous informe Tarik.

Il désigne les tubes absorbants, en verre et en acier, qui courent entre les réflecteurs, en transportant du HTF, Heat Transfer Fluid, le fluide thermique caloporteur, une huile synthétique qui coule jusqu’à atteindre les 393 degrés Celsius.

- Le HTC serpente dans la centrale à travers les tubes, au fur et à mesure qu’il reçoit les radiations solaires des réflecteurs. Ensuite, il est pompé par une série d’échangeurs de chaleur qui le font passer dans l’eau et produisent de la vapeur surchauffée. De là, il est conduit vers le centre de contrôle et les turbines à haute et à basse pression qui tournent grâce à la vapeur en actionnant un générateur et en injectant de l’énergie électrique dans le réseau.

Les huit cents rangées de miroirs suivent le soleil, à travers les cieux, comme des fidèles en prière devant leur dieu. Sous la lumière, dans un silence solennel, une suave petite brise nous caresse. On entend le bourdonnement des moteurs, répété, qui se perd dans la distance chaque fois qu’ils font pivoter la structure des miroirs. Quelques minutes à peine entre chaque mouvement, nous explique Tarik. Au loin, on aperçoit la silhouette d’un fourgon et celles de quatre ouvriers en train d'actionner des jets d’eau pour détacher des réflecteurs le sable et les déchets déposés par le sirocco. La consommation d’eau est élevée, 1,7 million de mètres cube chaque année : on l’extrait du barrage El Mansour Eddahbi, à une dizaine de kilomètres, là où se trouve le contrôle des eaux. De nouveau, je suis émerveillé, et à double titre, puisque je l’ai déjà été auparavant. L’échelle humaine – la petite taille des ouvriers devant les miroirs paraboliques – me fait percevoir avec précision les proportions démesurées de cette centrale. Les réflecteurs sont plus grands que je ne le pensais. Douze mètres chacun, souligne Tarik. Douze mètres, multipliés par cinq cent mille.

Nous regagnons nos voitures. En bavardant et en fumant des cigarettes, Moustapha et ses collègues nous attendent, adossés aux capots des Land Rover. Ils s’empressent de nous ouvrir les portières, en nous décochant des sourires francs.

- Good ? – demande Moustapha.

Je hoche la tête, souriant moi aussi, tandis que la climatisation se met à rugir et le moteur à ronronner. Nous avançons et descendons de nouveau à peine quelque deux cents mètres plus loin. Le centre de contrôle est une île perdue au milieu d’une marée de miroirs. Une île carrée, une île dédaléenne, complexe comme un corps humain étripé sous la lumière du soleil. Je rectifie aussitôt. Peut-être serait-il plus judicieux et moins violent de dire un androïde, car les tissus qui s’en détachent, les tubes qui s’élancent et se retordent, les cheminées, les treillis, les poutres, les piliers, le ronflement des machines, des turbines, des soupapes, et les réservoirs à pression, ont l’éclat métallique et inodore de l’artificiel. Oui, mais — et c'est ce qui fait surgir la comparaison troublante — avec la complexité indéchiffrable d’un corps humain.

Tarik ne tarde pas à nous éclairer. Il s’agit du cœur du Noor 1. Il désigne deux grands réservoirs cylindriques qui jaillissent de cet enchevêtrement de tubes, de bobines et d’exhalaisons de gaz. Ce sont des isolateurs géants qui servent à conserver la chaleur des sels de nitrate, (une chaleur dégagée par l’HTC qui, parfois, perdure dans les sels avant de passer dans l’eau, la turbine et le réseau électrique), bien plus efficaces que tout autre liquide pour maintenir la température et dont la qualité est de se contracter en refroidissant, au contraire de l’eau, ce qui réduit les pressions excessives.

- Ils conservent la chaleur pendant trois heures, ce qui permet aux turbines de continuer à générer de l’électricité après le coucher du soleil.

Ces sels sont retirés graduellement, une fois le soleil disparu, et ils circulent à travers un échangeur en restituant la chaleur à l’eau qui s’évapore et continue à faire fonctionner les turbines.

- Le système CSP, celui des centrales solaires thermodynamiques à concentration, est moins répandu que le photovoltaïque – poursuit Tarik –. Il est plus cher, mais il permet de continuer à produire de l’énergie après le coucher du soleil. Au moment où la demande est plus grande.

Prise de notes, hochements de tête, nouvelle salve de questions. Nous remontons dans les Land Rover. Encore deux cents mètres et nous descendons pour visiter la salle de contrôle. Deux cents mètres. Lorsque je participais à des courses d’athlétisme, en catégorie juniors, je parcourais cette distance en vingt-deux secondes. Vingt-deux secondes d’effort, de sprint, de production de watts. Le cycliste allemand Robert Förstemann, spécialiste de la piste et célèbre pour ses jambes extrêmement musclées, avait réalisé une expérience dont l’enregistrement était devenu viral en raison du caractère irréfutable de son résultat. Il avait branché son vélo à un grille-pain qui avait besoin de 700 watts pendant 90 secondes pour remplir son office. L’effort du cycliste avait été titanesque, son cœur battant à tout rompre, ses membres inférieurs monstrueux faisant jaillir des étincelles de l’axe du pédalier et alimentant en énergie le grille-pain. Il avait fini exténué, évanoui par terre, après une minute et demie de pédalage. L’image m’avait frappé : un des plus puissants cyclistes de la planète, allongé, essoufflé, après avoir fait griller deux morceaux de pain.

Mon estomac gronde, peut-être à l’idée de ces deux tranches de pain grillé. Il est 14 heures. Tarik parle et j’imagine un million de Robert Förstermann pédalant ensemble pour atteindre les pics de 580 mégawatts que produira la station en 2018. Très vite, nous remontons dans les voitures et nous regagnons le MASEN Center. Noor 2 et Noor 3 nous attendent après le déjeuner.

Bahadurpur, État du Pendjab, Inde. UTC +5:30. Heure locale 19 h 30

Yamir aime la nuit. Et, à Bahadurpur, la nuit arrive tôt. Les montagnes colorent la vallée, leurs ombres repoussant la lumière comme deux armées qui s’affrontent, la ligne se déplace lentement, monte, descend, se déploie rigoureusement entre les ruelles, dans les cours, les petites maisons et dans les menus recoins faits de clayonnages et d’argile, jusqu’à envelopper le village, jusqu’à s’infiltrer à travers la moindre petite fenêtre et annoncer que la nuit et bel et bien arrivée.

Mais la sympathie que Yamir éprouve envers la nuit n’est pas honnête, pas plus que sa tendance à s'enticher d’une équipe ou d'une autre, à désirer tour à tour que ce soient les Dehli Daredevils ou les Mumbai Indians, ou encore les Rajasthan Royals de Jaipur qui gagnent l’Indian Premier League de criquet. Non pas qu'auparavant Yasmir n’ait pas aimé la nuit, mais c'était juste une indifférence logique à l'égard de sa présence envahissante, quotidienne, à laquelle il ne pensait jamais, même si elle apportait à Bahadurpur davantage de désagréments que de plaisir.

Pendant la nuit, dans la rue principale, le bazar reste animé, tranquille, dans un murmure paisible d'où se détachent les voix des marchands. On entend des bêlements de brebis, des tintements de clochettes, les bâches en tissu s'agitent sous le vent des montagnes, encore froid, comme si la neige elle-même venait leur souffler dessus. Les étals apparaissent dans la noirceur de la rue, des traces jaunâtres de marchandises, de petits stands, des traces sales qui flottent dans le néant, sous les maisons encroûtées de pisé dont les contours ont disparu depuis longtemps. Les essaims de mouches vrombissent autour des bougies et des lampes alimentées en kérosène et en gasoil et qui, en plus d’éclairer, sentent aussi l’huile raffinée, un pur délice pour elles. Les mouches aussi sont malhonnêtes et passeraient volontiers de la lumière sans odeur à la lumière puant la graisse, et de la lumière puant la graisse à la lumière en état de décomposition. Dans le bazar, les odeurs sont multiples et leur brassage est tel qu’il est difficile de les distinguer. Rôti d’agneau, ail, oignons, safran, cardamone, savon, cuir. Yamir les perçoit par vagues, mais seulement en début de journée, quand elles commencent à se propager. Ensuite, il ne les sent plus.

Il n’y a jamais grand monde au bazar de Bahadurpur, sauf pendant les fêtes de Diwali ou de Teej. Les gens apparaissent au compte-gouttes, sous la forme de silhouettes entraperçues, de saris colorés, de dhotis vénérables, de visages qui se précisent à la lumière des étals. Certains marchent pensifs, en lorgnant la marchandise de Yamir sans parvenir à se décider ; d’autres, les habitués, s’avancent, le regard déterminé, un salamalec ou un namasté respectueux, quelques mots de courtoisie avant de choisir dans les sacs des fruits secs, des épices, du chili, du piment ou du gingembre. Au bazar de Bahadurpur, le commerçant mène une vie contemplative. C’est pourquoi Yamir l’observe, tout comme les autres marchands, et il pense aux allées et venues des gens, aux transactions, à la concurrence et aux offres des autres étals. Il y pense comme à une infinité de nombres, de probabilités, de pièces déposées sur un comptoir, où se combinent les ruses du marchand, les intérêts et les besoins du client. Parfois, il se sent comme un stratège silencieux, un joueur d’échecs, bien qu’il ignore tout des mathématiques, des tours, des fous, des rois et des reines. Un jour, au cours de ses premières années d’école, on lui avait appris à y jouer. Le maître Raktim avait apporté un petit échiquier pliable, avec des pièces en plastique, et avait réuni tous les enfants de sa classe.

- Vishy, l’excellent joueur indien, vient de gagner le titre de grand maître international – leur avait-il dit, et ils apprenaient à jouer en son honneur.

Le  déplacement en L du cavalier. Voilà ce dont Yamir se souvient. Il n’y a joué que ce jour-là et c'était il y a bien longtemps. Désormais, il contemple le bazar de Bahadurpur.

Cajoler et séduire. Il cajole les acheteurs fidèles. Il sourit, pose des questions, retient les vétilles qu’ils lâchent à propos de leur vie, il fait en sorte de ne pas aller trop loin dans l’attention qu’il leur porte ni de rester à l’écart, impoli ou discourtois. Et il séduit ses acheteurs potentiels. Parce que certains sont semblables à des pirates, des mercenaires sans foi ni loi, qui peuvent accoster aussi bien l’étal de la vieille Anjali que celui de Hasari Bhan ou encore celui de Kalu Rai. Parfois arrivent des touristes, et le bazar se remplit de chapeaux kaki, de Ray-Ban, de chaussures de trekking et de coups de soleil. Les bus les déversent par vagues, ils montent et redescendent la ruelle et visitent la mosquée avant d’être ramenés comme ferrés à un fil à pêche. Subitement, comme une explosion, c’est une débauche de cris, de voix qui s’entremêlent et de tractations qui aboutissent dans l’urgence. Pendant vingt minutes, les touristes sont harcelés, des dollars changent de main et les prix sont multipliés par dix. Mais tout le monde ne se rallie pas à ce vacarme, certains marchands comme Yamir optent pour la stratégie opposée : ils transforment leur étal en un oasis de calme. Les touristes aiment acheter à leur aise, sans être importunés. Et c’est ainsi que, vingt minutes plus tard, ni une de plus ni une de moins, s'installent à nouveau le silence et la paisible monotonie de Bahadurpur.

Personne ne connaît avec certitude la manière la plus fructueuse de gagner des dollars. Ce que tout le monde sait, sans exception, c’est que les touristes n’aiment pas acheter la nuit. Ils disent qu'à Bahadurpur, la nuit est trop sombre, et les nuits sombres leur font peur.

Peut-être est-ce parce qu’elle cache des choses que les touristes ignorent. Lorsque Yamir était enfant et qu’il ignorait tout, il percevait la vallée comme une présence mystérieuse, d’une forme indéfinie, qui d’une certaine manière possédait des jambes et une voix et qui ne sortait que pendant la nuit, comme une âme errante marchant dans les ruelles désertes du village, quand tout le monde dormait, sauf lui. Il se blottissait dans son lit, pendant que la vallée chuchotait ses fantaisies à l'oreille du vent qui sifflait dans les fentes et les cheminées, ou à la pluie qui frappait aux fenêtres, ou aux bêlements, aux mugissements et aux tintements des clochettes qui arrivaient de la montagne. Vingt-huit ans dans la vallée. Maintenant, tout en contemplant le bazar, Yamir connaît tout ce qui se cache dans la nuit. Il connaît aussi les liens tissés par l’imagination qui transforme les enfants en artistes et les nuits en tableaux. Peut-être les touristes sont-ils des enfants à Bahadurpur.

Yamir s’occupe d’un client. Un pirate sans foi ni loi. Il le séduit avec un échantillon de safran, tout en sachant qu’il ne sera pas payé en roupies, mais avec une portion de riz soufflé et trois bidis, des cigarettes en forme de cornet, roulées avec du tabac et des feuilles de kendu. Son visage est souriant et il disparaît au-delà de la lumière de l’étal, une lumière oscillante comme un drapeau, une lumière qui, en plus d’illuminer, ne dégage pas d’odeur et qui n’attire pas les essaims de mouches, une lumière si inoffensive qu’elle ne peut ni prendre feu, ni tuer les gens pendant qu’ils dorment dans leur maison.

Depuis cinq jours, Yamir aime la nuit. Il attend son arrivée, anxieux, comme un soupirant sur son trente-et-un, comme s’il avait un rendez-vous galant avec la nuit. À ce moment-là, lorsque tout devient noir et qu’à travers les haut-parleurs le muezzin appelle à la prière, il l’allume. Son dernier investissement. Une lanterne solaire avec une lampe LED, un réflecteur en aluminium et une tension de 8,4 volts. On lui a consenti un crédit de 50 dollars pour l’acheter mais, d’après ses calculs, elle lui fait gagner environ 200 roupies, environ 4 dollars, de plus tous les soirs. Yamir sait qu’il innove dans le bazar de Bahadurpur. Bientôt, on l’imitera. Sa lampe ne laisse pas des traces de pinceau jaunâtres, troubles, flottantes dans la nuit. Sa lampe dessine autour d'elle un halo de lumière limpide, un oasis qui n'est pas prisonnier de l’imagination, un oasis dans lequel les touristes n’ont pas peur.

Ouarzazate, Maroc. UTC +/-0. Heure locale 15 h 30.

Ici, pas encore de petites tours en stuc violacé, mais des grilles et des barrières rouges et blanches, défraîchies par la poussière. Et deux panneaux :

Noor 2 : 2e station d’énergie CSP. Heures travaillées : 4.464.794. La sécurité est la responsabilité de tous.

Noor 3 : 1ère tour d’énergie CSP. Heures travaillées : 4 580 530. Pense à la sécurité. Applique la sécurité. La sécurité au travail, c'est toi.

Le gravier crisse sous les pneus des Land Rover. De l’autre côté de la vitre, voilés par des tourbillons de poussière et la toile d'araignée des grillages, des ouvriers défilent par groupes, des Chinois et des Marocains pour la plupart, avec leurs gilets phosphorescents, oranges et jaunes, leurs casques et leurs bottes de sécurité, leurs thermos de café, leurs casques antibruit et leurs harnais d’où se balancent marteaux et gants en cuir. Ils sortent de vieux autobus, pointent, puis disparaissent dans les cabanes en acier galvanisé. La piste se perd dans l’immensité, droite, comme tout le reste ici. Noor 2 à gauche. Noor 3 à droite. Nous nous arrêtons devant les postes de contrôle. À l’entrée, un panneau : Acwa Power in Ouarzazate. Acwa, dont le siège est à Riad, en Arabie Saoudite, est une entreprise de pointe dans les énergies renouvelables et les processus de dessalement — décisifs pour des pays connaissant de graves problèmes de sécheresse comme le Maroc — qui contrôle l'exploitation et la gestion de trente-deux sites dans le monde. Ce n’est pas le seul grand groupe à travailler dans la station. Outre Masen et Acwa, il y a aussi des entreprises espagnoles comme Sener et Acciona industrial, responsables de la construction, Dow pour les fluides caloporteurs, Tsk, Sepko, et j'apprends aussi que les réflecteurs, avec leurs panneaux en verre et en argent, sont fabriqués par Siemens. Tarik nous l’explique, comme s’il s’agissait d’un détail anecdotique et, en entendant ces noms, j’ai la sensation d’effleurer la surface des choses, puisque même les vis sont fabriquées par une entreprise bien réelle. J’imagine toutes les entreprises du monde réunies dans un festival annuel. Et la même phrase, qui rebondit d'une conversation à une autre :

- Ah, oui. Nous aussi, nous travaillons à Noor.

Sans parler des investisseurs. Eux aussi forment un groupe d’institutions internationales qui, d'après ce qu'on me dit, ont mobilisé ici jusqu'à 9 milliards de dollars. Je suis envahi par une sensation de globalité, d’interaction universelle, de ressources rassemblées au niveau mondial. En ce lieu, on touche du doigt une grandeur émouvante, une grandeur d’humanité et, pendant un instant, je perçois la dimension de ce mot quand il s’applique aux efforts déployés vers une chose concrète, une chose visible que nous pouvons apprécier, un projet d’avenir. Comme dans Interstellar, désolé pour la répétition, ou dans bien d'autres films futuristes de science-fiction, où les pays et les races s'unissent autour d'un objectif commun, en général sauver la planète. On nous parle de tout cela dans le poste de contrôle. On nous en parle, mais surtout on nous le fait partager. Il y a des ingénieurs, une frénésie de claviers, de plans, de calculs, d'écrans couverts de données et de schémas indéchiffrables pour les profanes. Un bruit de fond sérieux, plein de responsabilité, de travail. On nous accueille autour d’une vaste table dans la salle de réunion équipée de confortables fauteuils en cuir. La climatisation rugit au-dessus de ma tête. Nous sommes tous là, Salma, Yousra, Tarik et les six écrivains, dont certains sont aussi journalistes. Une femme âgée, voûtée, apparaît, un hijab autour du visage. Elle nous sert du thé et du café. Timide, attentive, elle ne parle pas notre langue. Sa tâche accomplie, elle s’efface. Une présence inattendue, dans ce projet quasi-cinématographique, qui semble réalisé par Ridley Scott ou Christopher Nolan.

À ce moment-là, nous sommes salués par Deon, le responsable de la sécurité environnementale chez Acwa Power. Il fait le tour de la table en serrant les mains. Pas loin de la cinquantaine, il est grand, corpulent, rompu à la gestion de projets en Afrique du Sud, à Dubai, au Vietnam, au Maroc, habitué à se déplacer partout dans le monde pour créer l’énergie du futur, alors que le monde la consomme sans trop y penser. C’est peut-être mon imagination, mais dans ses yeux scintillent des lueurs de l’humanité, de la globalité, de la grandeur du projet qu’ils sont en train de mener à bien et qu’il essaie de nous transmettre, depuis son arrivée, avec son sourire et sa familiarité affable, jusqu’à ce qu’il prenne congé de nous pour nous laisser visiter la centrale.

Le Maroc s’est engagé à ce que 40 % de son électricité soient produits à partir d’énergies renouvelables. En 2030, ce sera 50 %. On ne réduira pas seulement l’émission de gaz à effet de serre, 3,7 tonnes de CO2 en moins, mais on limitera aussi la dépendance énergétique du pays, l’une des plus importantes du monde, puisque 95 % de son énergie sont importés de l’étranger.

Le Maroc s’est engagé à ce que 40 % de son électricité soient produits à partir d’énergies renouvelables. En 2030, ce sera 50 %. On ne réduira pas seulement l’émission de gaz à effet de serre, 3,7 tonnes de CO2 en moins, mais on limitera aussi la dépendance énergétique du pays, l’une des plus importantes du monde, puisque 95 % de son énergie sont importés de l’étranger.

Le Maroc veut être le porte-drapeau de la promotion du développement des énergies renouvelables en Afrique. Nombreux sont ceux qui soulignent que l’avenir du continent se joue ici, dans les ressources solaires, éoliennes, hydrauliques, géothermiques qui leur permettront, non seulement d’exporter cette richesse, mais aussi d’en finir avec la pauvreté énergétique qui les isole, telle une disette de lumière, une épidémie contemporaine.

Les Land Rover et leurs patients chauffeurs nous attendent. Sourire de Moustapha, portières qui s’ouvrent. Précédée par deux 4x4 Dacia Duster d’Acwa Power, l’expédition prend de l’ampleur et ressemble de plus en plus à un cortège présidentiel. En soulevant des nuages de poussière, nous pénétrons d’abord dans les rues bordées de miroirs de la centrale Noor 2. C’est la sœur aînée de Noor 1, avec le même système CSP que la première, mais d’une surface de 680 hectares au lieu de 400 et d’une puissance de 200 MW au lieu de 160. Le système de stockage des sels fondus est lui aussi plus sophistiqué, il fonctionne pendant sept heures, et non pas trois, après la fin du rayonnement solaire. On aperçoit des camions, des pelles sur chenilles Caterpillar qui s’apparentent à des créatures soumises, des petits pachydermes qui grognent au pied des énormes réflecteurs. Nous atteignons le cœur de la centrale. L'île massive du poste de contrôle, entourée de ses réservoirs, de ses bobines et de ses structures en acier encore à un stade embryonnaire. Nous la contournons lentement. Une bulle d’activité ; des centaines, des milliers d’ouvriers qui travaillent par tranches de 12 heures, sous le soleil, avec au loin la chaîne du Haut Atlas, telle la colonne vertébrale d’un reptile rougeâtre fossilisée depuis le Trias. Des tentes noires, des refuges pour manger et se reposer à l’ombre, des connecteurs en acier, des treillis, des câbles électriques, des grues qui s’élèvent si haut dans le ciel que je dois coller mon visage à la portière pour en apercevoir le sommet. Ici, l'entreprise atteint des proportions colossales, comme si on se lançait d’un seul coup dans la construction de toute une ville.

Dans la voiture, chacun se tait, pensif. Même Tina, si spontanée et joyeuse, se contente d’observer, plongée dans ses pensées. Nous sortons, dans notre convoi de Land Rover qui avancent en colonne à 20 km/h, en ayant l’impression d’avoir visité un parc à thème, presque surréaliste, une entreprise cyclopéenne du genre Jurassic Park.

La centrale Noor 3 n’est pas la petite sœur des autres. C’est une cousine éloignée, même si elle a des frontières communes avec Noor 2. Son système est différent. Énergie solaire thermodynamique ou centrale héliostatique. Ici, l’image d’une adoration divine s’intensifie : 7 400 miroirs réflecteurs plats, mobiles, qui pivotent en suivant le soleil, mais qui redirigent les rayons vers un point concret, le faîte de la grande tour. La plus haute de toute l’Afrique, 250 mètres, nous informe Tarik. Alignés en cercles concentriques, tous orientés vers la tour, 7 400 miroirs héliostatiques sont rassemblés comme à la Mecque. Ils sont articulés sur de grands piliers en béton dont certains atteignent jusqu’à 15 mètres de hauteur. Ils ont tous une structure complexe : treillis, poutres, poutrelles, câblages, senseurs, caméras à infrarouges. Dans la tour, la température atteint les 580 degrés Celsius nécessaires pour réchauffer les sels de nitrate fondus, le fluide transporteur. Nous descendons de voiture. La petite brise du sirocco siffle entre les piliers qui font l’effet d’une plantation technologique car, quel que soit l’angle de vue, ils s’alignent dans un ordre parfait, en suivant la ligne de fuite harmonieuse et insouciante de la perspective. Les paroles de Tarik invitent à prendre congé. Photo de groupe et mots de remerciement. Son travail a été calibré, accessible ; il nous a montré les secrets codifiés de Noor, la complexité de ce corps humain, il les a rendus compréhensibles au commun des mortels.

La petite brise du sirocco siffle entre les piliers qui font l’effet d’une plantation technologique car, quel que soit l’angle de vue, ils s’alignent dans un ordre parfait, en suivant la ligne de fuite harmonieuse et insouciante de la perspective.

Madrid, quartier de Vallejas, Espagne. UTC +1. Heure locale 18 heures

Les ciseaux ne chôment pas à l’école primaire de La Fuente. Les enfants découpent des images dans un catalogue illustré. Taxis, ambulances, chiens, poussettes, vieillards avec leur canne, glacières, réfrigérateurs, téléviseurs. Chaque enfant à son propre cahier. « Editorial Anaya » - ces mots figurent sur la couverture et sur chaque page en bristol encore blanche – de sorte que le travail se poursuivra le jour suivant avec des feutres et des crayons de couleur Alpino. Dans ces cahiers, les images ne sont pas réparties au hasard. Elles sont regroupées par bloc, dit la maîtresse d’école. Des blocs, oui, comme des blocs de glace. On a récité leur nom au début du cours, à voix haute. Les choses de la maison. Les choses de la rue. Celles des enfants. Celles des adultes.

En découpant ces images, les enfants se détendent. Ni cris ni bruits stridents. Simplement la rumeur paisible d’enfants qui bavardent tout en se laissant hypnotiser par le crissement du bristol découpé, comme le bruit de petites dents croquant dans une pomme.

- Mon père a un œil de verre.

- Ouais, le mien aussi, tiens !

- Mon père, il l’enlève la nuit et il le met dans un bocal plein d’eau. Comme ça, il ne sèche pas et il peut aller travailler.

- Ma mère et moi, on joue aux chandelles.

La maîtresse surveille le travail des enfants qui entassent les petites images réparties en groupes, comme des stickers ou des cartes à collectionner Panini. Elle s’approche de Silvia, en pleine conversation animée avec ses copains.

- Tu joues toujours aux chandelles avec ta maman, Silvia ?

La petite est en train de découper un vélo avec, attaché au guidon, un panier rempli de légumes et de deux baguettes de pain. Elle hoche la tête.

- Hier soir, oui, on y a joué, quand la lumière s’est éteinte.

- La lumière, elle s’éteint souvent chez toi ?

- La semaine avant Pâques, on n’a pas eu de lumière pendant cinq jours. Mais maman ne me laisse jamais allumer les bougies.

La sonnerie qui marque la fin des cours retentit et le calme se brise comme si la sonnerie était un ballon et le calme, une vitre. Une fois, la baie vitrée de la salle de classe qui donne sur le jardin et sur les tirs de ballon du terrain de foot s’est brisée. Les enfants se trouvaient dans la cour de récréation et personne n’avait été blessé, mais tout le monde avait entendu tomber la cascade de morceaux de verre. Les chaises raclent sur le sol, les élastiques claquent contre les dossiers, les cahiers se ferment et les images se mélangent malgré l’insistance de la maîtresse qui les prévient :

- Demain, vous devrez les remettre en ordre.

Les enfants se lèvent puis rassemblent leurs affaires, comme si leurs jambes montées sur ressorts étaient branchées sur la sonnerie. Les cris, la course vers la porte de sortie, le bruit amplifié dans les couloirs. Silvia est déjà dehors avec ses copains.

Les parents attendent à la sortie de l’école. Ils discutent entre eux, certains ont l’air pressés. Derrière le grillage, sur l’avenue Albufera, un chapelet de voitures garées en double-file. Les enfants se dispersent sous le porche, leurs petits cartables accrochés sur le dos, à la recherche de leurs parents. Près de la haie qui fait le tour du jardin, Silvia retrouve sa mère qui lui sourit et elle brandit le vélo, son image préférée, son petit trophée du jour. Elle la soulève de ses deux mains, pour la lui montrer, toute fière. Elle ne l’a pas encore rangée avec les autres. Sa mère lui sourit en la voyant, mais guère davantage.

- On va la colorier à la maison ?

- Non – répond Silvia. – Demain, en classe.

La maîtresse de Silvia apparaît sous le porche, les bras croisés sur sa blouse à carreaux de toutes les couleurs. Comme les enfants, elle cherche, bien que son regard porte plus loin et qu’elle affiche un air sérieux plutôt qu’enjoué. Lorsqu’elle les repère dans la foule, elle descend les escaliers. L’après-midi est agréable et une joyeuse agitation règne entre les parents et les enfants. Silvia range le vélo dans son cartable, en faisant bien attention à ne pas plier le panier qui est très fragile avec ses légumes et ses baguettes. Demain, après l’avoir colorié pendant la classe, elle l’accrochera avec du scotch à la porte de sa chambre. Sa mère et sa maîtresse parlent bien au-dessus de sa tête avec ces mots brefs et inaudibles dont les adultes se servent parfois. Alejandra passe à côté de Silvia, en tenant la main de sa mère.

Elle lui sourit, triomphante, ses quatre dents de lait bien espacées par des vides. Entre ses mains brille un sticker de Super Wings. C’est Dizzy, la fille-hélicoptère. Silvia ouvre la bouche, surprise d’abord, puis un peu envieuse.

- Tu l’as finie ?

- Oui, j'ai toute la collec. J’suis la première de la classe.

- Contre quoi tu l’as échangée ?

- Contre Roy, j’l’avais en double.

Elle la lui montre, Silvia l’admire pendant un moment, puis elles se disent au revoir. Silvia la regarde partir, Alejandra tient la main de sa mère et contemple le sticker de Dizzy. À son arrivée à la maison, elle le collera dans son album, désormais complet. Silvia aussi a l’habitude de faire des collections, mais de temps en temps et à un rythme bien plus lent que sa copine. Elle demande des stickers pour Noël et pour son anniversaire, parfois au détriment d’autres cadeaux, simplement pour se sentir comme Alejandra qui en a toujours en double.

- Tu ne voulais pas un kit pour faire des parfums qui sentent comme des fleurs ? – lui avait demandé sa mère à Noël.

Alejandra est sa copine. À la récré d’aujourd’hui, pendant qu’elles jouaient à tape-tape, elle lui a demandé des nouvelles de son père. Ou plutôt, elle a dit devant les autres enfants : Silvia n’a pas de papa. Et Silvia n’a rien répondu, parce qu’elle n’en sait rien et qu’elle n’y pense pas si souvent. Toutefois, la phrase l’a un peu irritée, sans qu’elle sache pourquoi et sans que ça lui ait donné envie de pleurer, bien qu'il s'en soit fallu de peu. Alors, Iker a dit que Tamara non plus n’avait pas de père.

- Si, j’en ai un – a répondu Tamara. – Mais il n’habite pas à la maison.

Silvia sent la main de sa mère qui la tire vers la sortie de l’école. Elle marche à petits pas rapides pour ne pas rester derrière elle et ses tresses sautillent sur les bretelles de son cartable qui, lui aussi, sautille, au son des cahiers à l’intérieur. Sa mère lui tend un sandwich au saucisson qu’elle a déjà déballé de son papier cuisine. Silvia commence à mordre petit à petit, tout en avançant sur le trottoir.

- Demain, je voudrais du Nutella.

- Demain, on verra.

Le vacarme des voitures. L’avenue Albufera déborde de coups de klaxon et de moteurs. Les voitures vrombissent le long des trottoirs, comme des flèches colorées. À leur passage, Silvia sent les bouffées d’air à répétition, les unes après les autres, presque entremêlées. Elles dégagent une odeur de gasoil. Les véhicules traversent Vallejas, en provenance ou à destination de Madrid qui ressemble à un lego tout en briques, étendu à l’infini, une succession de blocs d’appartements, un quadrillage, mais pas celui d’un bac à glaçons ni des pages d’un cahier de classe. Où que l’on soit, on peut voir la tour de télécommunications El Pirulí, elle se détache de tous ces blocs. Elle transperce le ciel, d’un jaune plutôt sale au début mais qui ensuite, petit à petit, semble s’effacer sous le bleu.

Sa mère serre le bras de Silvia pour lui faire traverser la rue. Les feux clignotent en cadence sur une musique de jeu vidéo pendant que les gens passent et que les voitures attendent. Les passages piétons sont comme des ponts dans la montagne. Le blanc : des planches en bois. Le noir : une rivière au fond d'un précipice. Silvia fait des petits bonds, en suivant le rythme de la musique du feu vert, sans marcher sur les bandes noires ni lâcher la main de sa mère.

- Maman, pourquoi je n’ai pas de père ?

Silvia fait des petits bonds, en suivant le rythme de la musique du feu vert, sans marcher sur les bandes noires ni lâcher la main de sa mère.

Silvia observe sa mère, mais son visage est bien trop haut et il est masqué par ses cheveux qui, eux aussi, sautillent sur ses épaules. Le trottoir s’élargit : portiques, terrasses, chiens qui fouinent au pied des arbres, propriétaires qui bidouillent sur leurs portables. Silvia a lâché la main de sa mère et marche derrière elle :

- Maman.

Soudain, elle ralentit et l’instant d’après. Elle s’assied sur un banc, les bras croisés. Elle attend que sa mère se retourne. Un chien s'approche et se met à renifler son sandwich.

- Maman !

Sa mère se retourne, revient sur ses pas et la soulève.

- On va à la bibliothèque ?

- Pas aujourd’hui. On n’a pas le temps.

 À la bibliothèque municipale, on projette des films pour les enfants. Comme au cinéma, mais sans fauteuils ni rehausseurs, sans guichet, sans file d’attente ni billets. On y entre facilement, comme dans son propre appartement, et il n’y a pas de chiffres à dénicher sur les chaises en plastique. En hiver, après l’école, sa mère l’amène à la bibliothèque pour qu’elle y fasse ses devoirs. Dehors, il fait nuit, il pleut ou il vente, ou bien une brume glaciale donne aux réverbères un air louche, comme s’ils cachaient un secret qui s’évanouit le jour venu. Silvia les contemple depuis la fenêtre de la section jeunesse, dans un coin de la bibliothèque couvert d’étagères, tout en parcourant les albums de Marvel, ou le Journal d’un dégonflé, ou Les Animaux fantastiques et comment les rencontrer. Sous la fenêtre, un radiateur est allumé. Silvia aime s’asseoir dessus, sans veste, sans bonnet et sans gants. Jusqu’à avoir l’impression que son pantalon sent le roussi, même s’il n’a jamais atteint cette limite. Le radiateur de la bibliothèque est toujours allumé.

Pendant ce temps, sa mère fait des traductions sur un des ordinateurs mis à la disposition du public. Elle pianote sans gants de laine, mais avec des gants de toutes les couleurs semblables à ceux des clowns, ceux qui laissent les doigts à découvert. Elle travaille sans sa veste, sans les deux pulls, sans le poncho en alpaga qu’elle porte toujours lorsqu’elle traduit à la maison  pendant les nuits d’hiver.

Silvia aime les gants de sa mère.

- Pourquoi ils ont des trous au bout des doigts ?

- Pour qu’ils ne glissent pas sur le clavier.

D’après le dictionnaire, traduire signifie exprimer dans une langue ce qui a été exprimé dans une autre. D’après le dictionnaire, exprimer signifie dire. Au fur et à mesure qu’elle grandit, Silvia se sent meilleure traductrice, comme sa mère. Parfois, elle écoute les mots brefs et inaudibles des adultes. Elle en cherche certains dans le dictionnaire, elle oublie les autres. Ceux qu’elle trouve la poussent à en chercher d’autres, comme s’il s’agissait des branches d’un arbre qui ne s’achèvent jamais et desquelles ne cessent de jaillir de nouvelles branches. Un jour elle avait dit à sa mère qu’elle traduisait, elle aussi.

- Qu’est-ce que tu traduis, ma fille ?

- La langue des grands.

Sa mère avait souri, comme souvent lorsque Silvia lui disait quelque chose.

- Et vers quelle langue ?

- Vers celle du Journal d’un dégonflé.

À la maison, sa mère écrit sur le vieux Toshiba avec ses gants troués. Dix petits clowns qui se contorsionnent rapidement au-dessus des touches. Dix petits clowns qui se tortillent comme des serpents et non pas comme des bâtonnets de glace, tandis que le vieil ordinateur grogne comme un rhinocéros fatigué. Sa mère s’en sert le week-end, lorsque la bibliothèque est fermée, ou bien les jours de la semaine lorsqu’elle n’est pas ouverte après 20h et qu’il lui reste des textes à traduire. Le tourne-disque est souvent allumé dans le séjour et on entend chanter John Lennon. Sa mère aime travailler au rythme de la musique, mais pas toujours. Des fois, elle n’allume même pas l’ordinateur et elle traduit à la main, pour dactylographier le texte plus tard à la bibliothèque.

- Maman, mets A Day in the life.

- Pas aujourd’hui, Silvia.

Sa mère l’enveloppe dans des couvertures sur le canapé du séjour. Silvia aime s'y blottir en lisant les livres qu’elle a choisis à la bibliothèque et elle sent qu’à l’extérieur de son refuge il fait froid, car elle peut voir la vapeur qui sort de sa bouche lorsqu’elle respire, comme si elle était dans la rue. Quand ça ne suffit pas et qu’elle a encore froid, sa mère pose contre son ventre des sacs remplis de graines de sésame qu’elle a préalablement fait chauffer dans le micro-ondes.

Aujourd’hui, ce n’est pas jour de bibliothèque, mais Silvia ne sait pas pourquoi. Elles marchent vite, elles ont quitté l’avenue Albufera depuis longtemps pour pénétrer dans les ruelles de leur quartier où l'on n'entend pas le vacarme de la circulation, mais seulement des moteurs isolés de voitures en train de se garer ou de sortir de leur garage, des cris d'enfants et des aboiements. Silvia a l’impression de se faire remorquer. Sa mère dit bonjour à un voisin qui leur cède le passage devant la porte d’entrée. Leur appartement est au premier étage. Le linge qui sèche sur l’étendoir tambourine sans arrêt contre la porte-fenêtre transparente de la cuisine. Des petites couleurs qui ondoient à l’extérieur, comme si le quartier était en fête. Alejandra dit que chez elles ça sent une drôle d'odeur. Pourtant Silvia ne sent rien. En revanche, elle sent effectivement une drôle d'odeur, chez Alejandra. Leur séjour fait quatre mètres de large par trois mètres et demi de long. La chambre est un peu plus petite. Avec sa mère, elles dorment ensemble dans un lit tellement grand qu’il leur arrive de ne pas se toucher.

Silvia a huit ans et elle regarde sa mère, qui en a trente-deux et qui n’est pas au chômage, ouvrir la porte du frigo qui n’a plus de lumière depuis la veille et qui n’est plus froid. On entend tinter des bouteilles, des pots et des bocaux qui tressautent devant cette brusque irruption dans leur royaume blanc, que Silvia imagine comme un Pôle Nord où il fait toujours nuit et où la lune n’apparaît qu’à l’ouverture de la porte. Sa mère saisit les flacons d’insuline dont Silvia a besoin depuis qu’elle a commencé à avoir faim et soif et à faire pipi au lit, depuis qu’elle s’est rendue chez le médecin et qu’on s’est mis à lui faire passer une foule d’examens.

Insuline. Ça aussi, Silvia l’a cherché dans le dictionnaire, mais cet arbre-là est trop grand, il a trop de branches et elle a décidé de remettre ça à plus tard.

Sa mère met les flacons dans un sac et sort de l’appartement sans refermer la porte. Silvia l’espionne par l'entrebâillement. Elle la voit sonner et attendre devant la porte de la voisine, Mercedes, une dame âgée qui traîne toujours des pieds, toujours en pantoufles, en blouse et en tablier et avec des bigoudis dans ses cheveux gris. Sa mère attend, presque collée à la porte, son sac entre les mains et un peu tendue, comme si ça la gênait d’être vue à travers un judas. Il y a quatre portes qui donnent sur le palier. Mercedes ouvre la sienne et, après une brève explication que Silvia n’entend pas, sa mère lui laisse son sac. Sa mère a l’air un peu courbée ou recroquevillée et la voisine, qui est un peu plus petite, a l’air aussi grande qu’elle. Silvia devine des mots sérieux, solennels, des mots de remerciement, mais petits et inaudibles comme de nombreux mots prononcés par les adultes.

Sa mère revient.

Elle va dans sa chambre et ferme la porte. Cela lui arrive parfois et Silvia a appris à interpréter cette porte fermée, à la traduire, bien qu’elle ne dispose pas de dictionnaire où la chercher, parce que dans cette langue les mots n’existent pas. Elle cherche de quoi se distraire, elle lit, elle joue avec Poulpy et ses amis, elle fait ses devoirs et colorie ses carnets Anaya. Et lorsque sa mère sort de la chambre, elle s’approche et elle la suit dans toute la maison en la regardant préparer à dîner et mettre de l’ordre dans le séjour. Elle la suit, silencieuse et patiente, en attendant qu’elle se retourne et qu’elle la voie, avec ses bras tendus pour demander qu'elle la prenne contre elle. Alors, sa mère soupire et la soulève. Et Silvia murmure de jolies choses à son oreille, ou elle lui donne un bisou, ou elle lui fait des tresses, ou des chignons, ou des petites nattes, ou tout simplement elle lui caresse les cheveux. Elle aime sentir que, des fois, c’est elle qui prend soin de sa mère.

Ouarzazate, Maroc. UTC +/-0. Heure locale 18 heures.

Six heures du soir. Le Berbère Palace est une citadelle, une oasis fortifiée avec des tourelles solides et des murailles crénelées qui, - sans le mélange d’adobe, d’argile et d’ardoise imitant le pisé rose –, me rappellerait les châteaux de l’Europe médiévale. Un hall d’entrée haut de plafond, des réceptionnistes affables portant livrée, des décorations artisanales en marbre, des azulejos et des mosaïques aux couleurs vives, le doux murmure de fontaines. À l’intérieur s’ouvre un lacis paisible et composite de ruelles artificielles, au-dessus desquelles se balancent des palmes et où il est impossible de se perdre même s’il ressemble à un labyrinthe de maisonnettes en argile, de cours, de galeries, de petits recoins et de bassins d’eau fraîche, censé évoquer les kasbah berbères. 405. C’est ma porte. Une chambre de vingt mètres carrés, avec sur les portes un treillis de tissu en sekba, un petit patio aux murs élevés dans lequel, la nuit, il ne vous reste plus qu’à contempler le ciel, très beau dans le désert, mais aussi blessé, comme percé par une pluie de flèches. Un salon, avec un sofa recouvert de motifs islamiques, quelques fruits et des peintures représentant des femmes revêtues de l'affagou traditionnel. Deux salles de bain, deux téléviseurs et deux énormes climatiseurs qui rugissent comme des dinosaures.

il ne vous reste plus qu’à contempler le ciel, très beau dans le désert, mais aussi blessé, comme percé par une pluie de flèches.

Avant que je ne sois assommé par la fatigue, ou que je ne la sente venir, je profite de la douceur du jour et je m’habille pour aller courir. Un T-Shirt, un short, des chaussures de running. Rien d’autre. Je n'ai pas de montre à retirer, pas plus que de bracelet ou de pendentif. Je n’ai pas l’habitude d’en porter. Pas de marques sur mon corps non plus, pas de tatouage, pas d'oreilles percées. Et cette absence qui pourrait être attribuée à un désir de pureté n’est pas le fruit d’un principe rigide, d’un code de conduite intime, de ceux qui se résument à une consigne, à une phrase qui tient lieu de  commandement singulier, de règle de vie. Je veux vivre tel que je suis venu au monde. Non. Simplement, c’est comme ça que je suis dans cette période de ma vie, sans l’avoir prémédité, sans en avoir conscience. Qui sait si plus tard je ne deviendrai pas un surfeur et si je ne couvrirai pas ma peau de tatouages et de bracelets exotiques en cuir tressé. Ou pourquoi pas un punk, en me faisant percer des trous dans les oreilles. Mais soyons honnêtes : il est des instants dans ma vie où je suis envahi par une sensation de plénitude, quasi vertueuse, une clarté de l'âme, et où je me sens tel que je suis venu au monde. Et ce n’est pas quand je suis tout nu. C’est quand je cours, les jours de chaleur, dans des montagnes boisées, avec une petite brise et la fraîcheur des arbres à même la peau. Quand je cours sans t-shirt, avec à peine un short et des chaussures.

Je trotte doucement le long de l’avenue Mohammed V où se trouve l’hôtel. Longue, large, sèche, sans circulation, sans personne, avec cet air calme des quartiers hôteliers et résidentiels à l'écart de l’agitation, du chaos, des odeurs et des contacts entre les gens, qui sont intenses au Maroc. Au bout de l’avenue apparaît la kasbah de Taourirt, érigée aux portes du désert, un point de rencontre idéal pour le commerce où, pendant des siècles, se sont croisés marchands et caravanes de l’Atlas et des vallées du Drâa et du Dadès. Dans sa forme actuelle, Ouarzazate a été créée pendant les années 20 avec le statut de garnison française et de centre administratif du Protectorat. Sont arrivés ensuite les grosses productions de films et les studios Atlas, et la métamorphose de Ouarzazate en réplique de Rome, du Tibet, de la Somalie ou de l’Égypte. Lawrence d’Arabie, Gladiator, Babel, Le Royaume des cieux, Jésus de Nazareth sont passés par ici.

Mes jambes et mon coffre-fort – c’est ainsi que j’appelle mon cœur et mes poumons – sont éveillés, actifs, et j’ai le sentiment qu’ils me laisseraient courir sans retenue, sans échauffement. On sent le souffle d'une petite brise tiède, le soleil rougeoyant ne brûle plus, les conditions sont idéales. Je cours par inertie, ignorant où je vais, sans avoir étudié aucun plan de Ouarzazate, attentif simplement à ce que je laisse derrière moi pour savoir comment revenir sur mes pas.

Je plonge dans la ville. Et c’est maintenant que je le dis, pas avant : je plonge. Parce que c’est là que commence le brouhaha des ruelles, de la circulation, des voitures de ferrailleurs, des vélos et des mobylettes qui transportent deux ou trois personnes, sans casque, le conducteur les yeux rivés sur son portable. Et je dis plonger parce que c’est comme se jeter dans une piscine, et non pas se baigner ou nager doucement la brasse dans les ondulations de l’eau. Il s’agit plutôt de s’y jeter brutalement, la tête la première, de sentir le choc, le bref étourdissement et l’eau brusquement éclatée, fendue par son corps qui avance comme une torpille. Se baigner, c’est comme se promener. Plonger, c’est courir.

Maisons en pisé de terre argileuse, linteaux et piliers de bois en forme de palmiers, petites fenêtres étroites comme des créneaux, portiques sombres, trottoirs encombrés de passants, de vendeurs vantant à tue-tête leurs marchandises, leurs légumes et leurs tomates informes, ternes, sans la perfection brillante et artificielle de ceux des supermarchés, avec cette laideur de ce qui a été tiré de la terre et non d’un laboratoire. Des femmes en burqa, des femmes en tchador, des femmes en hijab, des femmes qui portent leur religion en elles-mêmes et non pas sur elles-mêmes, des femmes sans religion. Des hommes qui prennent le thé après la prière de l’al-asr, assis en terrasse, devant des tasses fumantes dans lesquelles flottent des feuilles de menthe, en sirotant le breuvage bouillant qui leur descend directement dans l'estomac. Des hommes plus jeunes, dans la plénitude de leur force, le regard oisif et un peu farouche, adossés aux portiques, qui regardent passer la vie comme s’ils en espéraient quelque chose, bien qu’au plus profond d’eux-mêmes ils aient cessé d’espérer. Des hitistes, c’est le nom de ces hommes qui soutiennent les murs. Et il est clair qu’ils les soutiennent, comme des troncs de palmier. Ils me rappellent les jeunes de mon pays qui partent à l’étranger pour tourner le dos à leur jeunesse, mais dans une version extrême, dégradée.

Des enfants qui jouent au foot vêtus de maillots du Real, du Barça, du Bayern de Munich, sur les placettes couvertes de sable et de terre battue, avec des buts bricolés : deux madriers et une barre transversale faite de torchons et de vieux châles noués qui dessinent une courbe en son milieu. Je m'arrête un instant pour les regarder, plein d'admiration. Ils jouent avec adresse, comme s’ils avaient des aimants au bout des pieds, sérieux, impliqués, en se disputant pour les remises en jeu car ils n’ont pas d’arbitre. Ils soulèvent d’épaisses nuées de poussière qui m’empêchent de distinguer les actions avec clarté. Et je pense à toute cette poussière, à toute cette poussière qu’ils ont inhalée non seulement ce soir, mais aussi la veille et tous les jours de l’année. Et ensuite je pense aux quintes répétées de Moustapha, qui aime peut-être aussi le football, qui lui aussi a peut-être joué sur ces placettes couvertes de terre battue. Et maintenant, avant de partir, quand les enfants ont repéré ma présence, celle d’un jeune étranger aux allures de sportif, peut-être un dénicheur de jeunes talents venu d’Europe, je pense à tous ces enfants qui, à l’instant même, doivent être en train de jouer en Afrique, à tous les Messi et les Ronaldo en puissance qui doivent faire des merveilles sur des terrains en terre battue ; avec des buts dont la barre transversale est faite de toile, sans connaître la souplesse du football sur gazon ; je pense à tous ces enfants qui quitteront l’enfance pour soutenir des murs et regarder passer la vie, comme autant de nouveaux hitistes.

Je reprends ma course. Et cette fois, oui, j’accélère pour rentrer à l’hôtel. Je cours en pensant aux enfants. Je cours jusqu’à ne plus y penser, jusqu’à ne faire que ça, courir. Et en accélérant graduellement, petit à petit, j’augmente mon rythme. Une pente, deux cents mètres jusqu’à la kasbah de Taourirt. Les voitures vrombissent à mes côtés, le long du trottoir. Je rejoins un Marocain, en valseuse sur son vélo, qui fait crisser ses essieux. Je lui souris. Il me sourit.

- Come on ! Come on ! – je l’encourage. Son sourire s’agrandit, il pédale et fait un effort pour me suivre.

Je réduis ma foulée, j’augmente la cadence, j’incline le dos, je ne fais plus qu'un avec la pente. Je pousse avec force et je le laisse derrière moi. Mes quadriceps me brûlent, ils me préviennent qu'ils sont là et que bientôt ils finiront par lâcher si je prolonge mon effort. J’atteins le sommet, j’entame la descente et mes jambes se remettent à respirer. Le Marocain me rejoint avec un grand sourire, il me dépasse sans pédaler, sur le bas-côté, au milieu de voitures qui vrombissent comme des moustiques gigantesques, dopés au gasoil. Il lève le poing, triomphant. Il crie.

- Poweeeeer !

Je rigole et je lève aussi mon poing avant de le voir disparaître dans le vacarme de la circulation. Bientôt, j'arrive sur l’avenue Mohammed V, déchaîné, quasiment à vingt kilomètres heure. À cette vitesse, trois minutes de plus et j’explose. Maintenant, oui, ce sont mes poumons qui résonnent. Je les sens comme des ballons gonflés à bloc, comme des soufflets. Je sens leur respiration, c'est la mienne, et le sang, qui est aussi le mien et qui est pompé avec force, qui gonfle mes veines, libère ma sueur et fait suinter mes tempes. Je me sens moi-même, je me sens fonctionner, je sens mes engrenages, comme un androïde naturel, comme le cœur d’une centrale thermo-solaire. C’est ça, courir, sortir de l’inertie oublieuse de vivre, de respirer, de palpiter, de fonctionner sans même s’en apercevoir.

Quand on court, il est plus facile de rire. Il est plus facile de pleurer. Il est plus facile de se fâcher, de crier, de s’émouvoir, de sentir. Comme si c’était une question de pulsations, de rythme, de sang qui imprègne les sentiments pour les rafraîchir, qui les réveille, les soulève, leur donne vie :

- Allez, il est temps de vivre !

Je me sens drogué, comme après un de ces shoots que les toxicos appellent le Nirvana, sans entrer dans les détails, sans chercher plus loin. Ni défoncé ni comateux. Non. Drogué au sens de stimulé, frais, régénéré de l'intérieur pendant que je me laisse inonder par la douche chaude et que l'eau gicle comme d'un tuyau d’arrosage en me picotant le dos, la nuque, le visage. Des rayons de lumière rougeoyants entrent par la fenêtre, se posent sur ma tête et révèlent les nuages de vapeur qui, depuis longtemps déjà, ont envahi ma salle de bain. Je suis tellement détendu que je ne sais pas quand m’arrêter, quand me retourner pour couper l'eau. Enfin, après quelques pensées incertaines qui, dans le flux insaisissable de ma conscience, me poussent à le faire, je ferme le robinet. Je sors, j’hésite un instant sur le choix de la serviette : celle du matin, qui est sèche, ou l’une des deux autres qui me sont proposées. J’ignore quelle heure il est, j’ignore combien de temps je suis resté sous la douche.

Je me sens détendu et je le resterai pendant le dîner pris à l’hôtel en compagnie de mes camarades écrivains. Menu italien sur la terrasse, avec une brise paisible, les chandelles, les palmiers, la piscine éclairée et le personnel qui veille à remplir les verres dès que nécessaire. Dîner à 230 dirhams, soit environ 23 euros par personne. Tout compris à l’exception de la boisson, un vin français renommé choisi par Carsten, notre camarade danois au palais avisé. Un dîner agréable au cours duquel nous commentons les péripéties de la journée en échangeant nos expériences et où j’écoute beaucoup, d’abord parce qu’on y évoque des tranches de vies bien plus remplies que la mienne – et dont je dois beaucoup apprendre –, mais aussi parce que mon niveau en anglais ne me permet pas de trop frimer. C’est ainsi que j’en apprends davantage sur l’écriture, sur le monde qui entoure l’écriture, sur les projets de Liz, l’auteur anglaise qui a un fils de mon âge et qui me parle de ses univers et de ses personnages avec la pénétration de quelqu'un qui en connaît un rayon, mais avec, dans ses yeux, l'ardeur d’une débutante de quinze ans.

Je vais me coucher. La détente s’est transformée en fatigue. Je marche, solitaire, dans les allées de l’hôtel, sous les étoiles. Je pense à Noor, aux pylônes électriques qui s’en détachent, tels des géants enchaînés, vers le ciel, vers l’Atlas, vers la mer. Je pense à l’énergie, à la chaleur, à la lumière qu'ils ont transportées aujourd'hui, je pense à ce grésillement et aux endroits qu’il atteindra, à ceux où il ne parviendra pas et à ceux où on l'attend encore.

Je me glisse dans l’enveloppe, comme disait mon grand-père, pressé de fermer enfin les yeux et, en éteignant la lumière, il m’arrive ce qui m'arrive toujours. Une lampe est encore allumée, une des nombreuses lampes qui éclairent les chambres d’hôtel. Je me lève, à la recherche de l’interrupteur.

Maracaibo, Venezuela. UTC -4. Heure locale 23 h 15.

Le claquement du compteur. En un instant, à peine perceptible, un nouveau battement de cœur coupé net. Un nouvel infarctus du réseau électrique. Une coupure de plus.

Des soupirs, des blasphèmes, des jurons contre le gouvernement brisent le silence qui a envahi le couloir. Une fois de plus la confusion, quelque chose d’infime et de balbutiant, avant qu’à nouveau les patients et leurs familles ne s’habituent à l’obscurité et à l’absence de ce son, de ce grésillement de moustique omniprésent. Les coupures de courant sont à peine audibles, une seconde et le silence s’est déjà installé, mais Maria a l’impression que le son de l’électricité se délite comme la sirène d’une ambulance dont la batterie tombe à plat.

Elle se lève de sa chaise, dans la pénombre de l’hôpital, devant la salle de la maternité, au fond du couloir. Elle croise les bras sur son ventre, déjà accoutumée à, comme un ballon plat et fragile, sans réaliser qu’il lui manque quelque chose. Tout en surmontant la cécité initiale et en s’adaptant à l’absence de lumière, elle sent le picotement de l’inquiétude.

- Ça suffisait pas d'être pauvres, y’vont nous transformer en chauves-souris ! Un pays de chauves-souris !

Quelqu’un a parlé. Un jeune, torse nu et recouvert de tatouages, branché à une poche de sérum. Sa voix, rauque, sourde, s’adresse à tout le monde et elle se détache sur le bourdonnement fait de murmures et de chuchotements qui a envahi le couloir.

Ici et là, des lumières rougeâtres clignotent. Les lampes des portables s’allument. Tout au fond, comme des îlots de lumière, subsistent les lettres Sortie de secours. On commence à distinguer les lits rencognés, les fauteuils roulants, les patients assis, allongés, ou encore appuyés sur la potence qui diffuse du sérum et des médicaments achetés par leurs propres parents au marché noir ou dans les pharmacies aux étagères vides. Comme des épaves sur les berges d’une rivière, tous les patients se tassent sur les bords, ils libèrent le centre du couloir où ne circulent que les infirmières en pyjama court et gants en latex. Elles remettent en place les perfusions, assistent les patients isolés, vérifient que tout suit son cours normal.

Là-bas au bout, quelqu’un ouvre une fenêtre et la fraîcheur de la nuit s'insinue dans le couloir. La rumeur des rues, des klaxons qui résonnent et des chiens qui aboient dans la nuit. Sans lumière, la ville semble immobile. Une ville estropiée, réduite au son d’une radio, la seule chose qu’on entend et qui isole l’hôpital et ses bruits d’aveugle. Le couloir reprend rapidement un air de normalité.

- Faut qu'on entre.

- Attends qu’ils nous le disent.

María se faufile jusqu'à la double porte de la salle des nouveau-nés. Ses petits carreaux semblent donner sur une nuit noire, très noire, privée de lune et sans étoiles. Elle essaie de discerner les incubateurs, les machines, les câbles, les infirmières. De l’autre côté, on n’aperçoit rien. D’autres mères se rassemblent à ses côtés et leur présence, l’inquiétude concentrée de ces mères d’enfants prématurés dont certains sont branchés à des respirateurs, la forcent à s’éloigner du petit groupe le cœur serré, comme si elle aussi manquait d’oxygène.

Assis, une cigarette allumée à la main, Hugo l’observe.

- Attends qu’ils nous le disent, répète-t-il.

Et il exhale son nuage de fumée calmement, en tournant les yeux vers le couloir. Pour lui, il a toujours été plus facile de s’adapter. Il se plie à la routine avant même qu'on puisse l'appeler routine. Il s’habitue facilement à tout. À la crise, au chômage, aux magasins vides, aux débats politiques à la télévision, aux manifestations quotidiennes et aux répressions des collectifs chavistes, au manque de médicaments et à la pénurie de gasoil nécessaire aux groupes de secours des hôpitaux publics, dans un pays dont le sol regorge de pétrole.

Hugo possède une indifférence bien ancrée que María admire, réprouve et exècre tout à la fois. Elle l’exècre en silence, bien entendu, tout en le laissant parfois paraître par un regard réprobateur ou des allusions rancunières dans ses paroles. Celles-ci ne lui échappent pas, c'est certain, mais il les ignore avec son apathie habituelle, même si María a l’impression qu’il les garde en réserve pour ses accès de colère, très rares et déclenchés arbitrairement, parfois sans raison. Ça fait longtemps qu’elle n'y voit plus cette cuirasse protectrice, durcie à force de corrections, de coups donnés par la vie qui, chez Hugo, petit garçon de la campagne, né dans une famille privée de père et frère de quatre sœurs, a fini par acquérir une nuance de charme. Peut-être a-t-elle cessé de le considérer depuis leurs fiançailles, une époque où tout vous semble enchanté.

Désormais, après de courtes noces et sept mois de grossesse, en le voyant avec sa petite clope, ses épaules affaissées sous sa chemise à rayures, tout petit dans la pénombre de l’hôpital, plus que d’une cuirasse, elle a l’impression qu’il s'est recouvert d'une croûte de résignation.

- La dernière fois, ils ont  perdu trois enfants – lui dit-elle.

- Il leur fallait des respirateurs. Notre Freddy se débrouille tout seul.

María détourne le regard et respire l’air épais de l’hôpital, un mélange de désinfectant et d’urine de vieillard, si dense qu’on a l’impression de l’ingérer plutôt que de le respirer. Elle ne peut pas le voir dans cet état, avec cet air de déroute, presque insensible. Elle ne veut pas l’accuser, cette attente peut venir à bout de n’importe qui. De lui aussi, bien qu’il fume comme s’il était à la terrasse d’un café et qu’il ne quitte pas sa chaise. Mais parfois, parfois Hugo est trop pour elle, il lui fait perdre patience comme personne d’autre n'y parvient, ni ses parents, ni ses copines, ni même les enfants de l’école avec leurs hurlements et leur désobéissance. Parfois, elle y voit une réaction allergique aux contacts permanents de la vie commune. María inspire encore plus fort et, une fois de plus, elle met de côté cette peur de l’avenir, ce vertige conjugal.

Ça fait déjà cinq pannes. Deux d’entre elles – dont celle du matin – se sont prolongées plus d’une heure. Cinq pannes depuis la naissance de Freddy, après trente semaines de grossesse pour un poids d’un kilo neuf cents et une taille de quarante centimètres.

- Mesdames, vous pouvez entrer.

C’est une infirmière grassouillette qui parle, le couple a fait sa connaissance la veille. Derrière elle, la porte des nouveaux nés continue de battre. María respire mais, cette fois, différemment : elle exhale l’oxygène, elle ne le prend pas. Légère impatience, plusieurs mères se bousculent afin d’entrer les premières, mais la décence l’emporte sur la cohue et ça ne va pas plus loin. María aussi se presse, elle hausse la tête et regarde vers l’ouverture noire de la salle. La file avance à petits pas, par petites bousculades, et, avant de franchir la porte, elle se retourne. Le regard d’Hugo la surprend. Ouvert, fixé sur elle. Brillant dans l’obscurité. Il s’est levé.

La salle des nouveaux nés est une capsule de chaleur. Paisible, sereine, silencieuse. N’importe qui aimerait y entrer. Mais la nervosité, la hâte et le regard inquiet de toutes les mères à la recherche de leur tout petit les empêchent d’y penser. Elles se dispersent entre les incubateurs qui sont tous éteints et dont quelques-uns, la vitre brisée, affichent les mots Hors service. Les appareils de monitoring semblent déconnectés, plus aucun tracé pour s'informer sur le pouls, la température ou la pression artérielle : sur les écrans, rien que du noir et le clignotement des lumières de secours.

Les enfants connectés à des respirateurs reçoivent l’assistance des infirmières. María les revoit avec l’appréhension de la première fois : fragiles, tout petits, les yeux fermés, isolés dans les urnes en verre comme des créatures en quarantaine, avec des bronches si jeunes, si tendres, qu’on pourrait les prendre pour des sacs en papier. Les infirmières pompent avec leurs mains, en faisant pression sur les insufflateurs qui réinjectent l’air enrichi en oxygène à travers le conduit. Elles travaillent au même rythme, avec constance, elles se relaient pour se reposer, tendues et sereines. À la sueur qui perle sur leur front, on se rend compte qu’elles s’activent depuis longtemps.

María retrouve Freddy, isolé dans son incubateur, avec ses yeux fermés et son petit bonnet en laine. Ses mains bougent avec des spasmes de poupée, comme motorisées. Il sent peut-être l’agitation ou l’absence de chaleur, ou l’augmentation de l'humidité à l’intérieur d’une capsule qui n’est plus confortable, qui a cessé d’être comme une mère. Une infirmière apparaît et retire la couverture stérilisée. Ses mains plongent dans l’urne et libèrent Freddy des petits tubes introduits dans son nez.

- Vous pouvez le prendre, Madame.

María a les larmes aux yeux, même si c’est déjà la cinquième fois qu’on l’appelle pour qu’elle entre dans la pièce, pour qu’elle le prenne dans le noir et qu’elle lui transmette sa chaleur. La méthode kangourou, c'est comme ça qu'on l’appelle. Elle perçoit son petit corps léger, ses muscles flasques et sans force, sa peau si fine qu’on la croit transparente, au point qu’on peut voir le sang circuler dans ses vaisseaux sanguins. Elle ne sait pas pourquoi elle pleure, mais elle éprouve quelque chose de profond et de chaud qui se fraie un chemin jusqu'à ses yeux. Les hormones qui suivent l’accouchement, dit-on, et qui la perturbent, qui la font rire et pleurer le même jour. Peut-être est-elle en train de le découvrir à ce moment-là, en le rapprochant de son corps et en l’entourant de ses bras, en le sentant se blottir, se pelotonner contre elle, frôler son ventre et s’y cramponner comme s’il voulait s’y réfugier. Avec les pannes de courant, se manifeste son besoin de sentir sa maman.